2 décembre 2022

JMS 2022 : Quelle santé des sols pour quelle nutrition ?

Aujourd’hui que l’on parle des sols, on peut se demander si parfois c’est bien à propos. Ainsi, la santé. La commission européenne prépare pour mi-2023 une future directive portant sur les sols, dans le cadre d’une stratégie globale sur la santé – des sols, laquelle s’inscrit dans une autre stratégie, mondiale, lancée au début des années 2000 par l’OMS, One health : santé des animaux, santé de l’environnement, santé des humains, tout est lié. La preuve, le Covid qui se serait répandu à cause du mauvais état des écosystèmes chinois, abîmés par nous, humains. C’est évidemment un tantinet plus compliqué que cela. Cependant, dans notre esprit, s’installe un lien de causalité entre la bonne santé des sols, de la terre, de la Terre, et la nôtre. Est-ce bien fondé ? Comment on mesure la santé des sols ? C’est à ces questions qu’ont répondu les intervenants du troisième C dans l’sol organisé avec l’Afes durant la Journée mondiale des sols, le 2 décembre 2022.

Commençons par le début. Pour qu’un médecin établisse un diagnostic, encore faut-il qu’il ait un patient reconnu comme tel. Ça tombe mal, car le sol est toujours invisible au regard du droit. Qu’il soit, lui, cet écosystème, malade ou bien portant, peu importe, car il n’existe que si on en fait quelque chose. Pas de sols dans le code de l’environnement, donc, pas de santé des sols. « Sauf dans le cadre de la responsabilité environnementale, s’il y a un risque d’atteinte grave à la santé en cas de mauvais état du sol, » nous apprend Philippe Billet, professeur et directeur de l’Institut de droit de l’environnement de Lyon III. Dans notre corpus légal les sols n’apparaissent que dès lors qu’ils nous menacent, notamment s’ils sont bien pollués. « La loi climat et biodiversité n’a rien changé à cela. Le sol se trouve dans le code de la santé publique dans le cas d’une pollution qui nuirait à la qualité d’un captage d’eau, ou dans le code rural si son mauvais état peut avoir une incidence sur un bail rural. » On peut malmener un sol, tant que cela ne nuit pas à autrui. Le lien entre notre santé et celle des sols n’apparaît donc qu’à l’occasion d’un risque, il est oublié dès lors que celui-ci n’existe plus. En définitive, le sol n’est qu’en tant que vecteur et média, constate Philippe Billet. Il est comme un de ces gros sacs bien remplis qu’on pousse derrière la porte pour qu’elle reste ouverte. Directeur de recherches à l’INRAE, Lionel Ranjard l’a glissé dans celle de la Métropole de Dijon. « Même si la science ne l’a pas parfaitement démontré, le lien semble évident entre la santé d’un sol et la santé des plantes », et, d’une manière métaphorique, avec la santé d’un territoire. Grâce à lui, Dijon et ses alentours ont élaboré un programme de « transition alimentaire », ProDij qui vise à garantir l’accès de tous les citoyens à une alimentation « saine », produite par des agriculteurs économes en intrants qui valorisent la biodiversité, font attention aux sols, une alimentation transformée par des acteurs locaux. Adopté en décembre 2019, le PLU intercommunal « HD » (il englobe habitat et transport) protège résolument les terres agricoles, les espaces naturels, les trames vertes etc. Il devrait permettre de diminuer de 30 % la consommation de celles-ci d’ici 2030, par rapport à la décennie 2010. « Le sol est enfin pris en considération, on va pouvoir regarder les empreintes sol de la production alimentaire, en espérant que le sol entrera dans la constitution d’un label bas carbone… » espère Lionel Ranjard.

Mesurer l’amélioration

D’ici-là, on aura au moins beaucoup parlé des sols, ce qui est fondamental pour que le droit, un jour, le considère, explique Philippe Billet. Le droit ne fait que mettre des mots sur l’air du temps, alors il faut souffler, en réunions, en colloques, en séminaires, il faut en parler aux gens, à tout le monde, aux élus. Voici un exemple de bonne vulgarisation qui renforce le lien intuitif, sans doute fondé, entre notre santé et l’état des sols.

Acteur associatif bien connu du monde du sol, Pour une agriculture du vivant (PADV) a créé un indicateur de bonnes pratiques. Anne Trombini est sa directrice : « L’indice de régénération, c’est un outil qui permet d’envisager le sol de manière systématique en étant pragmatique et opérationnel. C’est un outil créé par et pour les agriculteurs et validé par la recherche, » dont Jean)-Pierre Sarthou (Enta) et Marc-André Sélosse (MNHN), présents lors de cette JMS 2023.  Selon Anne Trombini, puisque tout part des sols, il faut que les agriculteurs aient les bonnes lunettes pour bien les regarder : « pour calculer cet indice, on prend par exemple les phytos, la biodiversité, la couverture et le travail du sol, le cycle du carbone, la fertilisation azotée… L’indice de régénération est un compromis entre réalité technique et solidité scientifique, il a vocation à être un outil de dialogue, un outil pour construire un plan de progrès ou pour mesurer l’impact d’un choix de pratiques. » L’IR, comme dit la directrice de pADV, est une note sur cent, une boussole. « Nous, on mesure les résultats des pratiques, on évalue la progression. » L’indice est open source et gratuit afin qu’un maximum puisse l’utiliser. « On s’est constitués en association, de façon que l’outil soit accessible à tous, qu’il soit gratuit pour les paysans. » Par contre, car il faut bien vivre, les adhérents de Pour une agriculture du vivant cotisent selon la taille de leurs structures. D’après Anne Trombini, si le modèle était payant, il serait contre-productif car il amplifierait les biais de constitution de l’IR : « quand c’est payant, c’est celui qui a inventé qui décide de la manière dont [un tableau de bord d’indicateurs] a été constitué. Un indice comme le nôtre est un agrégat, la pondération entre les indicateurs qui le constituent est un biais, car cette pondération serait forcément décidée par les intérêts du moment, par celui qui vendrait l’indice s’il était payant. » L’association existe depuis trois ans, elle a réalisé en dix-huit mois 2 000 indices de régénération et a formé 200 techniciens à son interprétation. L’IR s’applique aux productions végétales et aux bovins, il devrait bientôt concerner les ovins et les mono-gastriques (les cochons).

Penser au futur

Dijon a un autre bon exemple à donner en matière de vulgarisation. Référent prospective, chargé de mission Bioéconomie & Construction durable à l’Ademe, Lionel Combet travaille à l’élaboration de scénarios prospectifs d’échelle régionale, dans le cadre des scénarios nationaux Transitions 2050 déjà publiés par l’Ademe. L’exercice s’appelle « Autonomie alimentaire et énergétique en Bourgogne-Franche-Comté » : « on fait débattre une centaine de personnes sur les ressources qui constituent notre bien commun, et on montrera in fine aux gens comment les futurs possibles et souhaitables pourront se traduire concrètement dans des territoires précis. » Le programme se focalise sur les ressources naturelles, les « bioressources » qui, « dans un contexte de dépression climatique, présentent un risque d’appauvrissement des milieux et de conflit entre secteurs économiques, entre usagers aussi. L’exercice prospectif est sur la neutralité carbone, mais on l’a élargi aux grands enjeux contemporains que sont la biodiversité, la disponibilité de l’eau et les sols, qui sont la base de la réflexion. » Pour se faire, dans la même philosophie que Pour une agriculture du vivant, Lionel Combet travaille avec les acteurs des territoires identifiés, les instituts techniques, les représentants de l’État, les filières du bois et de l’agriculture, les parcs naturels régionaux, les chercheurs et les associations, etc. « Quelles trajectoires, quels équilibres dans l’usage des sols et des ressources en biomasse faut-il trouver ? », c’est ce qu’il essaie de savoir. Résultats lors d’assises régionales qui se tiendront fin mai à Beaune. « Tous ces travaux sont nécessaires », défend Philippe Billet,  « je ne sais pas s’ils permettront qu’un jour le sol devienne un objet de droit, mais ils créent un besoin, qui sera traduit par le droit – c’est sa fonction, » analyse Philippe Billet. Créer des résonances, en n’oubliant jamais l’élément-clé, l’agriculteur.

Ensuite, que la lecture soit facile

En effet. Un bon indicateur doit avant tout servir à quelque chose. Des indicateurs, des indices, des projets et des prospectives qui ne sont que des tartes à la crème de colloques ne changeront pas le monde. Ils doivent être opérationnels. « C’est le but de nos scénarios, », assure Lionel Combet, « on ne sait pas dire si finalement l’échelle à laquelle nous traitons le sujet est pertinente, mais la finalité est bien d’élaborer un projet de territoire, avec une dimension opérationnelle. » À Dijon, on aimerait « organiser la ville autour des sols et pas l’inverse, », rêve Lionel Ranjard, qui se contenterait déjà d’une place plus importante des sols dans les Scot. Encore faut-il bien les connaître, ce qui coûte du temps et de l’argent. Un argument qui s’ajoute souvent au fameux « oui, mais on n’a pas les bons indicateurs, il faut réfléchir à en créer des fiables, à dessiner les cartographies les plus précises, » très classique dans la bouche de celles et ceux qui ne veulent surtout pas voir.  Ne pas savoir, c’est ne pas se sentir responsable. « On est en pleine guerre des thermomètres, », confirme joliment Lionel Ranjard, « ça fait vingt ans que ça dure, et ça continue, alors qu’il y a en ce moment une offre de services, avec des choses rationnelles et d’autres moins. » Nul besoin de colloques sur comment mesurer la « santé » d’un sol, car on sait faire, mais la recherche est timide, alors elle s’est fait doubler par des sociétés comme Genesys qui, sentant l’air du temps, proposent depuis quelques années des indicateurs faciles à déployer, censés délivrer une carte de santé des sols fiable. Nonobstant leurs qualités intrinsèques, Philippe Billet admet que « les indicateurs mis à disposition des élus ou des agriculteurs doivent être simples à lire et à comprendre, » ce que n’ont pas toujours su faire les laboratoires de la recherche publique. « Il n’y aura jamais d’indicateurs simples, car leurs techniques seront toujours complexes, c’est leur traduction qui doit l’être » poursuit Lionel Ranjard. Malgré tout, élus et agriculteurs disent que le meilleur indicateur, le plus facile à comprendre, sera toujours trop cher. Cela énerve superbement Lionel Ranjard : « ça coûte cher ? Mais non, c’est le consentement à payer qui est difficile ! » Les sols ont encore trop peu de valeur pour qu’on ait l’idée que dépenser pour mieux les connaître n’est pas une dépense inutile. En France, on trouve toujours des sous pour faire un rond-point, difficilement pour mettre une signalétique autour d’une zone humide. Faire un carottage pour jauger de la capacité d’une terre à supporter une ZAC, oui, mesurer sa vie et son fonctionnement afin de voir si la ZAC ne serait pas mieux ailleurs, certainement pas. « Mais attention, on parle de vraies mesures, c’est-à-dire quelque chose qui est mesuré, pas estimé, pas modélisé… » glisse le chercheur, un œil sur Genesys, un autre sur PADV.

Vers des certif’

Disposer du bilan de santé de son sol n’est pas inutile quand on est agriculteur. Cela peut même rapporter de l’argent, ou éviter d’en perdre, parce que cela aide à mieux piloter son exploitation, affirme Lionel Ranjard : « quand un système est de bonne qualité, il est en général assez stable dans sa production, il est résistant et résilient. » L’anthropomorphisme aide à comprendre : un bon métabolisme est gage de longue vie, il se mesure à des paramètres physiologiques sur lesquels on peut agir séparément si on les jauge de manière régulière. La durabilité d’un patrimoine qui marche, serait-ce cela la santé des sols ? Les diagnostics existent et ne demandent qu’à être utilisés. Pour une agriculture du vivant a développé un réseau de fermes pionnières afin de tester son indice de régénération et d’en démontrer l’intérêt pratique. « On aimerait d’ailleurs constituer une base de données sur les pratiques et leurs impacts, tels qu’on les mesure avec l’IR, » demande Anne Trombini aux labos de recherche. Une fois que les indicateurs seront devenus naturels, on pourra passer à la phase de certification ou de labellisation, qui dira au grand public ce qui est « bon » pour lui ou non, parce qu’il y a du bon, ou pas, pour les sols. Mais quel label ? Ou bien faut-il modifier les labels actuels afin qu’ils intègrent les sols ? « Ce serait intéressant, car cela permettrait au public de s’approprier les sols [sans le savoir]. Il faudrait que le sol, avec l’eau, soit dans les indications géographiques protégées. Ce n’est pas le cas, sauf pour les lentilles du Puy ! », déplore et espère Philippe Billet. L’INAO devrait modifier ses cahiers des charges de la façon suivante : désormais, vous n’obtiendrez ce label qu’à la condition que votre production soit bonne pour les sols. Ainsi les intervenants à ce C dans l’sol seront-ils parvenus à leur but, positionner la qualité du sol au même titre que l’empreinte carbone, la composition d’un aliment et la santé des humains.

Invités

Philippe BILLET

Professeur de droit public à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 – Vice Président de l’Afes en charge des affaires juridiques

Lionel COMBET

Référent acteurs économiques du bâtiment et Bioéconomie à l’ADEME Bourgogne Franche Comté – scénario Transition 2050

Lionel RANJARD

Directeur de Recherche INRAE Dijon au sein de l’Unité Agroécologie – Projet “Dijon, alimentation Durable 2030”

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