12 min.
Long et sec, il est un tronc, plus haut et chevelu que Pierre Rabbi, à l’écoute des êtres et de l’humanité, qu’il espère servir avec ses mains.
Il ne faut pas se tromper en sortant à l’ouest d’Anglès par la D68. C’est à gauche, dans une courbe, et cela descend. Après le GR des Hautes-Terres-d’Oc que l’on coupe, on distingue le lac de retenue des Saint-Peyres. Un pays de bois et de pâtures, bien vert, où coule un léger ruisseau.
L’interview intégrale en podcast
Quitter l’école
Au cours du monde, il entreprend d’autres chemins
Il a vécu à Nîmes, il est allé en fac de sciences à Montpellier pour commencer à apprendre l’ingénierie mécanique et a poursuivi ses efforts à Belfort. Il m’assure n’avoir pas eu froid au pays de Jean-Pierre Chevènement, devenu le laboratoire français de l’hydrogène. Étudiant à l’UTBM (Université de technologie de Belfort Montbéliard), il a cohabité avec la thermodynamique et l’énergétique. Après, il a fait comme Franck Vallos, l’Australie. « J’étais à Adélaïde, pour mon stage obligatoire de six mois j’ai travaillé dans la conception de matériels pour émonder les amandes. » On était loin de la thermodynamique mais carrément dans la mécanique des fluides. « Ensuite j’ai fait un semestre de césure sur place, six mois en van autour de l’île, un peu partout, à vivre par moi-même, sans contraintes. » Un tournant dans sa vie d’homme, des rencontres tous les jours, la côte est, le centre, et puis retour à Adelaïde. Il aurait pu rester là. Il le voulait. Pourtant, il est rentré en France parce qu’il lui fallait bien terminer l’école. Six mois de plus à Belfort. « Et j’ai fait le dernier semestre en Amérique du Sud, en Argentine. J’y suis parti avec un mois d’avance, » histoire de descendre le Chili en bus et en stop, jusqu’en bas.
« Je suis donc allé faire mon dernier semestre à l’université de Cordoba, qui finalement, n’a duré que trois mois. » Il avait du temps en rab, alors il a passé un mois en Bolivie puis un autre au Pérou. « J’ai découvert de nouvelles façons de penser. Dans les subtilités de la langue, j’ai compris un autre rapport à la Terre, au monde invisible, qui est inscrit chez [les gens], dans leur quotidien. »
Cela a modifié sa conscience du monde, cela l’a changé. « J’ai fait ensuite un parcours spirituel, des régimes spéciaux, des cérémonies… » Des cérémonies ? Il ne m’en dira pas plus. La peur d’être moqué comme un ésotérique soumis aux esprits ? Non, une pudeur, l’intimité du sacré qu’il y a en lui. Ça ne se discute ni ne se dévoile. « Ce n’est pas Dieu, c’est un tout, l’énergie dans laquelle on baigne, la connexion entre les éléments du vivant », se sent-il obligé de préciser. « Tout ça, ce parcours, la découverte d’énergies, cela m’a libéré l’esprit de la peur de l’avenir. » Celle de l’école : « j’ai pu faire le choix entre le cœur et la raison, », pour se détacher de la voie toute tracée par l’école d’ingénieur et les parents.
Le maraîchage a choisi Clément, là où ça ressemble à l’Australie.
Il me fallait un projet, construire quelque-chose, m’ancrer quelque part… »
Encore un étudiant de grande école qui a été déçu. « À la fin de mes études, mes voyages, j’ai été embauché dans une boîte qui transformait les containers en logements, en ateliers, à Lyon. » Une belle idée, un concept commun en Hollande. Ce n’est pas de transformer des boîtes en fer qui l’a déçu, c’était plus profond. « Les relations entre collègues, les relations entre fournisseurs et clients, le peu de confiance entre tous, pas de reconnaissance de la boîte, la concurrence, le monde de l’entreprise… l’argent partout… vous savez, à la base je voulais être inventeur. »
Quand on est enfant, ingénieur est un métier assez général pour pouvoir créer des choses. Ce n’est pas n’être qu’un maillon d’une chaîne tenue par des gens invisibles qui ne pensent pas à créer, mais à gagner des sous à partir du talent des autres. « Je voulais partir de la matière brute et arriver au produit fini. » Vous auriez-dû dû faire artisan, Clément ! « C’est mon grand regret : qu’on ne m’ait pas orienté vers un métier manuel. » Faire passer le bac à tout le monde alors que beaucoup aimeraient faire avec leurs mains, c’est une politique qui le stupéfie. « En Suisse, où j’ai pas mal de famille, il y a beaucoup de passerelles pour faire des mises à niveau, seul un tiers des Suisses a l’équivalent de notre bac… »
Stage terminé, diplôme en poche, il renonce. « Trois jours après [son titre d’ingénieur], je suis parti de chez mes parents à pied, pour réfléchir. C’était symbolique : je quittais le cocon, je suis allé randonner dans les Cévennes, en autonomie durant un mois et demi. » Sa tente, son réchaud, il a cuisiné ce qu’il trouvait. Un peu de woofing par-ci, par-là, le Mont Aigoual et le temps de réfléchir à ce qu’on est quand on n’a qu’à mettre un pied devant l’autre. Ou plutôt à se décider, car il savait depuis l’Australie à quoi s’en tenir quant à lui-même. « Il me fallait un projet, construire quelque-chose, m’ancrer quelque part… »
Il l’a trouvé dans la maison de sa grand-mère, celle où il vit, où je suis avec lui autour d’une table qui fait du bruit. « Je suis toujours venu ici, à Mary, dans le Tarn, durant les vacances. Regardez ces grands arbres, l’air est ici incroyable ! Vous savez quoi ? » Oui, comme Franck Vallos vous allez me dire que ça vous rappelle l’Australie ? « C’est vrai ! Ça m’a rappelé un endroit au centre de l’île, d’où on voyait aussi bien les étoiles. En fait, quand j’étais à l’étranger, c’est la seule chose qui me manquait, Mary. Et du jour au lendemain j’ai décidé de m’installer ici. »
Avec l’autorisation de son père, héritier, et son parfait soutien, il a commencé à faire pousser des pommes-de-terre avec son voisin. Puis des légumes. Avril 2017. Enfin, est arrivé le pain. « Je suis paysan-boulanger ! J’utilise des farines bios, notamment provenant du “Barbu de Lacaune”, une variété rustique, » Il ne pétrit et cuit que sur commande, et valorise sur les marchés en été, en vendant des tartines. « Du pain dense mais aéré, sans trop de gluten, car je travaille très peu la pâte. » En réalité il aime la fermentation : il vend aussi de la choucroute. Il aime les légumes-racines qui poussent bien par ici. La pomme-de-terre, par contre, c’est un peu terminé. Le taupin a dissuadé Clément.
Prendre soin de la Terre
Il n’était qu’une surface plane, il est devenu une complexité fascinante : le sol de Clément Chanut est un élément d’un grand tout qui doit être nourri si l’on veut en obtenir quelque chose.
Toutes ces connaissances ont accru mon respect.
« Pour moi, c’était de la terre, » avant qu’il ne la cultive lui-même. Au moins est-il honnête, Clément Chanut. « J’ai appris le maraîchage en regardant des vidéos », c’est dire d’où il partait. Le sol était donc un support plan, il a pris lentement une troisième dimension en regardant Youtube, en lisant des livres et en causant avec les copains. Rhizobiòme lui a fait ensuite découvrir qu’il avait une profondeur immense. Que toutes les échelles du vivant s’y trouvent. « Il y a beaucoup à faire, à chercher, c’est un trésor, le sol, par exemple, j’ai découvert avec Marc-André Sélosse [professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, venu rencontrer des paysans à la demande de Rhizobiòme] que les médicaments viendraient demain du sol, ça m’a passionné. »
En définitive, cela ne l’a pas tant surpris que cela, comme s’il le savait déjà. « Toutes ces connaissances ont accru mon respect. » Il y a quelque-chose de spirituel dans le sol. « En fait, ces formations ont rencontré ce que je m’étais promis de faire lors de ces cérémonies dont je ne veux pas parler… je m’étais promis, à l’époque, qu’il fallait que je prenne soin de la Terre. »
Clément estime respecter le sol alors qu’il lui demande beaucoup, en arrosant et en n’y touchant presque pas. « Je fais mes 2 ou 3000 m2 à la main, parfois à la grelinette [une fourche-bêche à plusieurs dents, la star des permaculteurs]. Pas de labours ! » On s’en serait douté. Le sol est un tout à ne surtout pas déstructurer. Mais à enrichir avec ce que la nature peut offrir : Clément Chanut lui a donné à manger vingt ou trente tonnes de matières organiques diverses. Cela a pris quatre ans. Des feuilles mortes, de la paille, du bois raméal fragmenté, des balles de foin pourri, des tailles de prairie, du fumier, pour entamer une telle relation de réciprocité. Je te demande de faire pousser mes légumes, je te nourris en échange.
Le puits commence à avoir un fond
À Mary, l’eau commence à inquiéter, et les agriculteurs se demandent s’il ne faut pas creuser.
Évidemment, l’eau c’est la vie. Clément en dépend pour sa production, il a encore de la chance d’en avoir assez. Pourtant, il la voit baisser. Il me montre la rangée de hêtres hauts qui se dressent au bout du jardin, interrompant l’horizon. « Ils ont deux cents ans, mais regardez-les bien… ils souffrent du manque d’eau. » Leur port est en effet altéré. ils ont l’air un peu fanés, surtout tout en haut. L’hiver dernier, il en a perdu un ; tout avait démarré par la cime, qui n’avait pas repoussé. « Le ruisseau de Peyroux qui passe en bas est de plus en plus bas, année après année. J’ai aussi de plus en plus de mal à arroser mon potager. » Pour l’instant, le puits suffit, « mais il m’est arrivé de ne plus avoir d’eau, alors je n’ai plus qu’à espérer car on n’est pas reliés au réseau, ici. » Il faut vivre de l’eau pour en ressentir le manque. Clément, cela ne vous surprendra pas, comprend mieux l’origine des danses de la pluie depuis qu’il est producteur de légumes. « Ici comme là-bas, quand le puits est presque vide, on ne peut qu’espérer que le temps change et que la pluie tombe ! ».
La pluviométrie change, elle est plus variable qu’auparavant. Plus grosse l’hiver, chétive l’été. Les étiages arrivent plus vite. Les nappes ne se rechargent pas systématiquement au printemps. Il n’a pas les moyens d’irriguer. « Vous savez, si on ne stocke pas sur place, on n’y arrivera pas… » Récupérer les eaux de pluie de sa future maison. Creuser des bassines, pourquoi pas. Comme d’autres, Clément Chanut est un maraîcher qui ne crache pas sur les réservoirs, à condition « de ne pas alimenter les champs de maïs avec… » Stocker l’eau là où elle tombe, au moment où elle tombe, pour l’utiliser quand elle n’est plus là. « Sinon, l’eau de pluie va au ruisseau qui va grossir le lac des Saint-Peyres, qui sert à arroser les champs de maïs, je préférerai la garder pour moi. » Oui on peut interférer avec la nature, tant qu’on ne gâche pas. Les légumes, les céréales, c’est de l’eau cachée, c’est précieux, cela doit d’abord servir à nous nourrir.
Les industriels à la place des politiques
Lui au moins fait sa part, tandis que le monde continue d’être exploité par une infime minorité de milliardaires.
La crise écologique, c’est les anciens qui la connaissent. Parce qu’ils la voient tout modifier. « Ils le disent : il y a moins de précipitations, les sécheresses sont plus longues, les orages plus brutaux, la grêle arrive en juin au lieu du mois d’août, les événements sont beaucoup plus forts… » Le temps est instable, la météo fait des caprices. La crise est dans la poussière des ruisseaux et la torpeur étouffante d’étés sans cesse plus chauds. « Et tout ça pour de l’argent ! On essaie de nous culpabiliser, tous, mais c’est quand même pas nous les coupables ! » C’est les industriels qui polluent et abîment, les politiques qui les laissent faire, et les nouveaux géants de l’Internet, Jeff Bezos ou Elon Musk, qui vont encore plus loin dans l’exploitation des ressources avec les data centers, les voitures électriques et les fusées. « C’est eux qui ont le pouvoir avec des moyens de pression énormes, à leur seul profit. » Dans son quotidien, sa façon de vivre, il pense faire tout ce qu’il faut, être cohérent avec ses idées. « Je ne supporte plus les citadins qui, en été, me disent que je suis contradictoire avec ce que je dis parce qu’ils me voient sur mon tracteur ! » Sans doute tentent-ils eux-mêmes de se déculpabiliser : Clément est écolo, mais il crame du diesel, alors finalement on peut aller le week-end prochain à Casablanca en avion.
Le besoin de pouvoirs locaux
Déconnectés sans qu’ile sachent eux-mêmes, les politiques devraient se rapprocher du terrain, des communes.
Oui ils sont déconnectés. Paris, Bruxelles, les politiques, les institutions. Ils ne sont pas dans le quotidien et ne le savent même pas. « Tout leur tombe tout cuit dans l’assiette, ils ne savent pas comment vivent les petites gens. Ils sont autant déconnectés de la nature que de la vie réelle. » Que pensent-ils ? Clément Chanut ne s’en soucie plus. Il constate que c’est sur le terrain que les choses avancent. « Il faudrait plus de pouvoirs locaux, relocaliser la décision. » Il avait eu un espoir avec la Convention citoyenne, il n’a récolté que de la déception. Il voit des communes riches d’idées, qui n’ont pas les moyens de les mettre en œuvre. « Ici à Angles on est 560 habitants, j’imagine qu’avec plus de moyens et de pouvoirs, ce serait plus facile pour le maire. » Pourtant, Clément considère que les politiques ont abandonné leurs pouvoirs aux industriels, au système capitaliste. « Le chantage à l’emploi, ça marche toujours… » Sa société idéale prendrait en compte l’avis du citoyen. Nationaliserait. Qui la porte ? « Je ne vois personne dans le personnel politique » qui reviendrait à l’étymologie du mot démocratie : le pouvoir par le peuple.
Commentaires