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Des yeux qui fixent et des phrases qui se terminent par des points. Jacques Montagné sait ce qu’il dit parce qu’il a pris le temps d’y penser avant. C’est pour cela qu’il sait où il va.
Une grande ferme striée de canaux, à l’écart de la route, au nord-ouest de Viviers-lès-Montagnes, à quelques pas d’une réserve naturelle. Quand le vent y souffle, ce qui semble arriver souvent, on entend le micro crier sous sa toque de poils.
L’interview intégrale en podcast
Là où est son arrière-grand-père
… je fais partie de ceux qui pensent que les gens voudront toujours bien manger, le temps nous donnera raison.
Installé depuis 1987 sur une petite partie de l’exploitation familiale, Jacques Montagné a tout repris à la retraite de ses parents, quatre ans plus tard. Il est né ici, dans la petite maison où il a aménagé son bureau, et les hirondelles leurs nids. Ses ancêtres ont tous grandi à la même place, cela fait un siècle que ça dure. « À la fin de la première guerre mondiale, on a dit à mon arrière-grand-père qu’il devait partir de son exploitation, alors il a cherché, et il s’est installé ici, à Beaupré. C’était une friche à l’époque… Il serait fier de voir ce qu’il en est aujourd’hui, » raconte Jacques avec des larmes en germe dans les yeux. 55 vaches sur 74 hectares, il n’est pas un gros éleveur. Il n’en gagne pas moins « honorablement » sa vie, car il est autonome : « mes Blonde d’Aquitaine mangent ce qui pousse ici. »
Son système fonctionne tellement bien qu’il aimerait savoir qui lui survivra après sa mort. « Mon principal souci c’est de transmettre, » comme tous les agriculteurs. Ses trois enfants ne veulent pas reprendre, toutefois, ils aimeraient conserver la terre et les bâtiments. « Que voulez-vous, ils ont eu la chance d’apprendre facilement, ils ont trouvé une situation bien plus confortable que la mienne, et n’ont pas la passion que j’ai. Ils ont eu, eux, la chance de pouvoir choisir. » Alors, Jacques tient au moins à ce que ce à quoi il a passé sa vie perdure, qu’après lui, il y ait toujours une exploitation « propre », un élevage autonome.
Ça l’inquiète. Un peu à cause de l’air du temps. « J’ai vu disparaître la moitié des éleveurs du village. Ça demande trop d’investissements en capitaux et en temps. Moi ça me va bien, mais pour les jeunes, c’est compliqué. » Au moins n’est-il pas comme beaucoup de ses collègues effrayé par l’omniprésence médiatique du véganisme : « l’impact est assez négatif, mais je fais partie de ceux qui pensent que les gens voudront toujours bien manger, le temps nous donnera raison. » Il n’a pas d’inquiétude non plus sur la fin de l’élevage, menace brandie par beaucoup qui regardent la courbe démographique des éleveurs prendre une descente de col du tour de France : « l’élevage restera indispensable car certaines zones ne peuvent être entretenues que par lui. Les montagnes par exemple, où on dépense des fortunes pour l’ours et le loup, là je crois qu’on est tombés sur la tête. » L’élevage, d’abord.
Travailler avec le vivant
Premier adjoint pendant treize ans de Viviers-lès-Montagne, président d’une association de patrimoine, de la CUMA et de l’association foncière de remembrement, Jacques Montagné aime sa vie. Ses vaches. « Elles sont conduites en groupage des chaleurs naturel, c’est-à-dire que je fais venir le taureau au bon moment pour qu’elles vêlent toutes entre le 15 août et le 15 novembre. Je garde les femelles et je vends les mâles. » Destination l’Italie, là où les animaux se font bien classiquement « repousser » à partir de 7 mois : ils passent de 280 – 300 kg à un peu plus de 500 kgs et deviennent des baby-bœuf, comme dit Jacques. « Je me promets d’aller voir sur place, dans la plaine du Pô, ça doit être formidable car je me demande comment ils font pour pousser les veaux comme ça. » Moi aussi.
je suis agriculteur parce que je travaille avec le vivant, la nature.
Je l’ai dit, Jacques produit tout chez lui. Enfin, les aliments grossiers, le fourrage en vert et en ensilage, le paillage, aussi. Il achète le supplément très riche en oligoéléments fabriqué à partir d’une algue calcaire, le lithothamnium. « Avec ça, l’animal a à l’intérieur de lui tout ce dont il a besoin pour fabriquer ce dont il a besoin [sic]. La vache est un milieu vivant ! » Toutes sont nées ici, le taureau seul vient d’ailleurs, il le renouvelle tous les trois ans pour éviter la consanguinité. La nature guide Jacques. Sauf en cas de drame, comme cette fois où une vache avait fait une torsion de matrice – de l’utérus, obligeant le vétérinaire à pratiquer une césarienne, sinon, il n’utilise plus de médicaments. « Cela fait je crois dix ans que je suis passé à l’homéopathie et à la phytothérapie, les antibiotiques sont pour les cas exceptionnels. J’ai découvert çà à l’occasion d’une formation de la chambre d’agriculture, » et cela a correspondu exactement avec sa philosophie : je suis agriculteur parce que je travaille avec le vivant, la nature.
Ne pas y faire du mal
« On a tous été formatés pour travailler les sols, faire des labours. Les terres devenaient pourtant de plus en plus difficiles, de plus en plus imperméables à l’eau. Heureusement, j’ai eu la chance d’avoir un voisin qui était dans les techniques simplifiées. » Les pieds dans la boue, Jacques a regardé le collègue, avec lui il a visité d’autres fermes et assisté à bien des réunions d’informations. « Leurs sols avaient évolué mieux que les miens, j’ai vu que quand on ne les travaille plus du tout, la pénétration de l’eau est bien plus rapide. » Il a mis en œuvre. Sur ses champs, il en était venu à tracer des raies pour évacuer l’eau, qu’il n’eut plus du tout besoin de renouveler après deux ans seulement de travail simplifié. « J’ai fait mes comptes. Je note tout et j’ai un rituel : chaque premier janvier, je regarde comment j’ai utilisé mon tracteur. Conclusion : depuis que je travaille peu mes sols, je suis passé de 1800 à 1200 h de temps de tracteur. »
En faire le moins possible est une économie. Pourtant, Jacques Montagné a du mal à le faire comprendre à son monde. « Il y a 5 ans, lors d’une réunion de la Cuma, un conseiller technique voulait nous apprendre à mieux conduire le tracteur pour moins consommer, j’avais répondu qu’il suffisait de le laisser sous le hangar, de ne plus labourer, on s’est moqué de moi. » Malgré ses chiffres, très peu s’y sont mis, mais, m’assure-t-il, petit à petit l’idée creuse son sillon. « La principale barrière au semis direct, c’est de se le mettre dans la tête. Or, les paysans sont des travailleurs, et c’est difficile pour eux de comprendre que ce n’est pas parce qu’on ne va pas ou moins travailler qu’on ne va pas réussir… » Il leur apprend qu’ils doivent y aller petit à petit, en regardant toujours leurs sols : « chaque fois qu’il pleut, c’est le meilleur qui s’en va en érosion, que voulez-vous faire ? ».
Le sol est un milieu vivant, il vit comme les vaches, Jacques Montagné juge en conséquence que les agriculteurs qui exportent leur matière organique ou laissent partir leurs sols vivent en parasite. Carrément ! « Mon credo c’est de vivre en symbiose. Si on le prend dans de mauvaises conditions, on y fait du mal, au sol, et il réagira. » Mal.
L’impérieuse nécessité de retenir
« Le temps est de plus en plus sec, si on ne maintient pas une certaine végétation qui maintient le climat, on va où ? Le désert ? »
L’eau… « Heureusement que nos ancêtres étaient moins bêtes que nous, sinon on irait encore au puits, parce qu’ils ont mis des barrages ! » Sivens était sans doute trop gros, mal pensé, tout de même, son abandon a condamné pour des années tout nouveau projet de retenue. Cependant, ici, à Beaupré, l’eau manque tout le temps. « Quand il pleut, l’eau passe, elle est boueuse, elle va à la mer. On me dit que c’est nécessaire, ça fait un équilibre. Certes mais on ne pourrait pas en garder un peu, dans un petit barrage, ce petit pourcentage utilisé à bon escient me serait utile en période sèche, non ? » Si tout le monde avait les pieds sur terre, chacun comprendrait que l’eau ne profiterait pas seulement aux agriculteurs, mais aussi à la nature. « Le temps est de plus en plus sec, si on ne maintient pas une certaine végétation qui maintient le climat, on va où ? Le désert ? »
Quand il était jeune, le père semait le maïs avant fin avril, aujourd’hui cela a avancé d’un mois. Il a rarement souffert de chaleurs aussi brûlantes, du plomb fondu s’abat aujourd’hui en été sur la plaine. L’eau, décidément, il faudrait la stocker, c’est impératif. « On a tous des bas-fonds qui permettrait de la capter, d’irriguer et de maintenir la rivière. Mais non, c’est interdit… » En attendant, Jacques fait en sorte que ses sols soient vivants, peu travaillés, et bien couverts.
Travailler pour être en symbiose
Quelqu’un a écrit une monographie sur le village. On y lit qu’à certaines années, les gens ont refusé de payer les impôts parce qu’il y eut des sécheresses et des inondations. Les événements extrêmes ne sont ainsi pas nouveaux. Ils ont l’air de s’accumuler, par contre. « La réponse, je vous l’ai dite : maintenir de la végétation au maximum. On ne gagnera que par la nature. » Pourquoi ne pas rémunérer les agriculteurs selon le carbone qu’ils stockent, tiens ? Plus il y a de biodiversité, plus il y a de carbone, plus l’argent tomberait. Les vaches en font partie, en dépit de ce qu’on en dit. « Elles maintiennent les prairies qui captent le carbone, dans la balance je dois être dans le positif par rapport au méthane. C’est par le monde agricole qu’on gagnera une partie de la bataille, il faut le dire. » C’est pourtant par le monde agricole que la biodiversité a chuté : ici le remembrement des années 1980 a modifié le parcellaire et la nature. « Je ne vais pas dire le contraire, on est allé trop loin, on ne s’est pas assez penché sur les haies, il faut qu’on s’améliore. » La nature est belle grâce aux agriculteurs qui l’entretiennent. Rien n’est perdu.
Jacques est plus inquiet à notre propos, nous autres consommateurs. « Je pensais que le Covid allait faire prendre conscience aux gens qu’il fallait vivre différemment, mais ils sont retombés dans la manière d’avant. Et puis je vois que les gens sont moins travailleurs, or pour vivre en symbiose il faut être travailleur. » Autre chose, le vol. Je tombe des nues. J’en étais resté au pneu et à l’outil. « Vous rigolez ! on vole des animaux, des cochons, des moutons, on retrouve même des bovins égorgés, découpées en partie. C’est sans doute pas des végans, » plutôt des gens qui volent pour manger. Demain, estime Jacques, il faudra que les agriculteurs vivent à nouveau sur leur exploitation et s’entourent de caméra, hélas.
Confiance en soi
Les chambres d’agriculture s’adaptent, forment, aident les agriculteurs. « Heureusement, car aujourd’hui le métier comprend beaucoup de paperasses, de papiers à remplir, les plans d’épandage, par exemple : ce qu’on aura peut-être le droit d’épandre dépend des années précédentes, ça prend du temps, c’est compliqué. » Service payant mais indispensable des Chambre d’Agriculture. « L’autre chose c’est les contrôles. Une année j’ai été contrôlé 5 fois, pour les sols, le stockage des céréales, la déclaration PAC et je ne sais plus quoi ; on n’en finit jamais, à chaque fois c’est une demi-journée avec le contrôleur, plus le temps à préparer avant. » Les normes s’accumulent, mais les gens qui les inventent ne viennent jamais ici constater que le métier d’un agriculteur n’est pas de remplir des formulaires. « On en a perdu la confiance envers un peu tout le monde. Je me suis lassé, et aujourd’hui, je me passe des informations, et je m’en porte mieux. Entre ce qu’on nous dit et ce qui en est, y a des fois tout un monde. »
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