11 min.
Quelque part sur la montagne, au bout d’un chemin qui prend depuis un virage entre Anglès et La-Salvétat-sur-Agout. On est dans la forêt au sol mou, fraîche et tachetée de lumières. Sur une clairière, une grande ferme est patrouillée par deux gros chiens, et, plus haut, bien cachée, une petite maison en bois aux airs de cabane regarde sous les houppiers des champs et des serres. Rencontre avec Franck Vallos. Cheveux en arrière et front haut, il a la barge légère et le sourcil fourni. Commence ses phrases par « du coup » et les ponctue par des coups sur la table.
L’entretien complet en podcast
Queensland-Sur-Agout
Ancien VRP et voyageur, Franck Vallos s’est installé là où cela lui rappelait l’Australie
Il fut un temps où il exerçait l’honorable profession de commercial en diverses utilités, fenêtres, meubles ou jacuzzis. Franck Vallos a fini par s’en affliger et alors, il est parti trois ans durant autour du monde. Avec son catogan et ses tenues de randonneur, on l’imagine faire la route. On ne se trompe pas : « pour me loger, j’ai fait du woofing, ça m’a bien plu, les légumes, la ferme, l’idée d’autonomie. » C’est en Australie qu’il a surtout passé son temps. Suffisamment pour y avoir rencontré une comptable du secteur hospitalier venue du Mexique qui allait devenir sa femme, et puis la mère de sa petite famille.
Ils sont revenus, ils se sont demandé où poser leurs affaires. « On cherchait dans l’Hérault, et le hasard a voulu qu’on trouve une annonce pour ici. Ça nous a rappelés Townsville ! » Au nord-est est de l’Australie, dans l’état du Queensland, il y a donc des montagnes et des forêts qui auraient des allures de Haut-Languedoc. J’ai un doute, car il n’y a pas ici comme là-bas des crocodiles de mer qui cachent leurs sept mètres de long sous les palétuviers. Mais je fais confiance à Franck. « L’annonce indiquait que c’était à l’écart de la route, avec 7 ha de terrains, dont une belle friche de 3 ha. On est venus, on a trouvé la forêt magnifique, et on a acheté. » C’était il y a cinq ans, avec les parents qui possèdent aujourd’hui la grande ferme. Lui s’est bâti son nid sous les arbres, un peu au-dessus. C’est une cabane où l’on entend parler trois langues.
La grêle et la faux
Il pensait pouvoir tout faire à la main, les aléas de la météo et du corps l’ont ramené sur terre
L’autre raison pour laquelle Franck a choisi cet endroit est l’eau. Il y en a beaucoup, au Soulié. Deux puits, une rétention. De quoi abreuver des fruitiers et des légumes. « On a planté tout ce qui correspond au climat d’ici, des cognassiers, des pommiers, des cerisiers sur 1 ha, » et du maraîchage sur le reste, irrigué au goutte-à-goutte. Le 21 ou 22 juillet 2020, on ne sait plus, mais sans prévenir, un orage bombarde Franck de grêlons bien mûrs. « Ils étaient comme des balles de golf ! Ça m’a détruit mes champs. » Sur un hectare, même les tuyaux du système d’irrigation ont été percés. « Ça m’a asséché. Je n’avais pas assez de trésorerie pour redémarrer, et les assurances n’ont pas fonctionné, » car il a été le seul touché, alors le maire n’a pu réclamer au préfet la signature d’un arrêté de catastrophe naturelle.
Refroidi du maraîchage, Franck n’en continue pas moins, il s’est diversifié vers le chanvre qui lui fait de belles serres vert clair. Il va aussi tout doucement vers la bière. « J’aimerais devenir paysan-brasseur. Faire pousser mes céréales et mon houblon ici, tout brasser ici. Au moins, si je perdais encore ma récolte avec la grêle, je pourrais toujours acheter ailleurs ! » Il s’agit maintenant de trouver cent mille euros pour se lancer dans le breuvage qui selon lui se doit de sentir le houblon, d’avoir du corps et d’être fruité afin de refléter tous ses ingrédients. « C’est vraiment un monde fantastique, la bière, c’est plein de diversité, de recettes différentes, de possibilités… » Même la qualité de l’eau a une influence, c’est dire si l’on touche à l’infini avec la bière. Parole de Ch’ti.
Revenons-en aux légumes. « C’est beau et c’est noble de créer de la nourriture pour les gens. C’est comme un retour aux sources. » Qu’il a voulu réaliser de manière absolue : défricher ses trois hectares de friches à la faux, à la sueur.
« Je ne voulais utiliser aucune machine, c’est le canal carpien qui m’a rappelé à l’ordre », et ordonné de faire faire le travail par une traditionnelle pelle de 25 tonnes qui n’a pas mis trois jours pour tout retourner. Météo et anatomie, deux leçons qui ont ramené Franck du fantasme naturaliste à la réalité d’un métier.
Cultiver sous la forêt…
Le sol forestier est son modèle, mais peut-on le copier pour le maraîchage ?
« C’est quelque chose de vivant, bien entendu ! » Pour Franck Vallos, le sol est une évidence. Il ne comprend pas qu’on ne puisse pas le comprendre. Un sol, c’est vivant et en constante évolution. Il le savait, la fréquentation de Rhizobiòme lui a ouvert le champ considérable d’une complexité qui lui avait échappé. « Ce n’est pas qu’une vue de l’esprit ce que je vous dis… la vie du sol, je la vois tous les jours sous mes arbres. La litière, je la vois se décomposer, et ça change d’une saison à l’autre. La limite entre litière et humus est fascinante, ça abrite un paquet de vie. »
La nature est décidément fantastique. Quand les hêtres laissent tomber leurs graines, les feuilles chutent peu après pour les protéger du temps, pour les amener, ainsi blotties sous leur tas, jusqu’au printemps qui les fera germer. « Vous savez ce que j’aimerais ? C’est faire du maraîchage sur une terre pareille, parce qu’elle s’autofertilise. » Tout en expliquant son vœu, Franck Vallos plante son doigt dans la table. Il parle en binant. « Dans le sol de la forêt, c’est tellement souple qu’on enfonce sa main sans effort, imaginez qu’on puisse arriver à un sol maraîcher aussi mou et portant : les carottes pousseraient sans qu’on ait à travailler le sol. »
En attendant, même en bio, il faut toujours transformer la terre en une sorte de farine qui ne favorise pas le maintien d’un bon taux de matières organiques ni d’une grande biodiversité. La carotte et la patate ne sont pas des amies du sol. Mais alors… cultivez vos légumes sous les arbres, lui dis-je pour rire !? Comme les peuples des forêts tropicales qui, après tout, ont de tout temps jardiné sous les hauts fûts. « J’ai essayé, figurez-vous. Mais sous les hêtres il n’y a pas beaucoup de lumière ni assez de température. J’ai mis des pommes de terre. Je n’ai eu que des grandes tiges qui cherchaient le soleil, et pas de tubercules. » La terre bien apparente et difficile du maraîchage est plus propice, en définitive.
Une manne qui n’empêche pas la mesure
L’eau coule chez Franck Vallos, dans un territoire où les gens la gâchent et en profitent peu
Au Mexique ou en Australie, je peux vous dire que c’est différent. Là-bas, l’eau est rare. Et chère. On ne la gaspille pas, contrairement à chez nous…
Chez Franck, il y a de l’eau. Deux sources, on l’a dit, plus une réserve pour les légumes et les humains. Et les chiens, qui sont très gros mais gentils, ce sont des patous « À l’année, on consomme environ trois mille mètres cubes, et pourtant, la réserve ne bouge pas. » Elle est là-haut, c’est le petit marais entouré de roseaux, creusé au milieu d’une prairie haute qu’il vaut mieux traverser en culottes longues. Un petit chemin de piétinement la relie à la maison en bois et aux serres. « On a vraiment beaucoup d’eau toute l’année. Ici, il pleut dans les 1000 mm par an, ça se remplit tout le temps » Une abondance qui autorise l’autonomie.
Ici, tout vient de l’eau de pluie. Ni la ferme de son père ni sa cabane ne sont raccordées au réseau d’eau potable. « Ici, tout le monde pourrait vivre de son puits, des sources, tellement il y a de l’eau. Pourquoi être obligé, quand on est dans le village, de se brancher sur l’eau potable ? À quoi ça sert ? On n’a jamais été malade. Là-bas, ils pissent et chient dans l’eau potable, c’est pas n’importe quoi ? » Franck regrette que la société ne regarde plus l’eau. Elle en est trop éloignée. Elle ne la voit que lorsqu’elle sort du robinet, chlorée et fluorée. Propre. Mais d’où vient-elle ? Personne ne se pose la question. « Au Mexique ou en Australie, je peux vous dire que c’est différent. Là-bas, l’eau est rare. Et chère. On ne la gaspille pas, contrairement à chez nous… » Chez lui, dans sa maison en bois, l’eau foisonne mais les toilettes sont sèches.
Le potager et les fusées
Franck Vallos est à la fois amoureux de la nature et de la technologie, il craint l’asservissement à l’une ou à l’autre.
« Plus on se regroupe, plus on artificialise, plus on oublie. »
Tout le monde met le climat en premier, pas lui. « C’est l’artificialisation des sols qui m’inquiète le plus. » Le capital fondamental se dégrade, alors que nous en avons besoin pour vivre. Comme l’eau, qui se soucie des sols ? « On n’est plus connectés, alors on a oublié ce qui se passe, comment les choses se font, les évidences ont été perdues, on ne considère plus la nature. » Et puis, la société nous incite à nous regrouper en villes, ce qui est pratique, et même très efficace du point de vue de l’énergie ou de l’adduction d’eau. Mais cela bouffe des sols et nous éloigne d’eux. « Plus on se regroupe, plus on artificialise, plus on oublie. » Bien entendu, la ville a quelques bénéfices pour ses habitants, mais savent-ils qu’ils en tireraient d’autres d’une vie plus proche de la nature ? Franck imagine une carte de France future qui ressemblerait à ce qu’elle était dans les années 1950 : « Des gens regroupés, oui, mais dans des villages, des petites villes, dispersés. Ce qui nous séparerait ce serait du vivant, de la forêt, des pâtures, des champs et des rivières. »
À ce stade de l’entretien, je m’attends à un couplet survivaliste. « Je l’ai été, en Australie ! J’ai passé des semaines avec juste mon sac, mon hamac et ma pompe pour filtrer l’eau. Alors oui je pense qu’on peut vivre en autonomie mais… on devient alors dépendant de la nature. » On passe d’une sujétion à une autre. « Nature ou technologie, il n’y a pas de chemin plus facile qu’un autre. » Il y a des courbes et des méandres, des bifurcations et des virages au gré des essais et des hésitations. Il y a en plus chez Franck Vallos une même fascination pour la nature et la technologie. « C’est une bonne chose, faut savoir l’utiliser. Il y a un côté merveilleux dans la technologie. Moi je suis ébloui par l’espace, les fusées, je ne suis pas collapsologue, j’essaie juste de vivre en utilisant le moins possible de ressources. » Il est persuadé qu’en leur enseignant cette vision de la vie, cette mesure dans l’usage des choses, les enfants seront autonomes, demain. Potager, puits et réseaux sociaux.
Sans politiques
Franchement, à quoi servent-ils ? Trop loin, incohérents, sans vraiment de pouvoirs, les politiques ne lui inspirent rien.
Tout le monde est responsable de la crise écologique, des sols que l’on recouvre de bitume. Il en veut tout de même à une classe sociale : les politiques. « Ils ne sont pas connectés aux gens. » Un classique. Qu’il martèle en prenant l’exemple des vaccins : « on nous a matraqués avec le vaccin, du coup ma belle-famille, quand elle est venue du Mexique, a fait tout une série de papiers pour pouvoir entrer en France, elle s’est vaccinée, tout ça, et à l’entrée du territoire à Roissy… aucun contrôle ! Où est la cohérence ? Ils font leur boulot ? » On culpabilise les gens, tandis qu’eux, les politiques, discourent, font des lois, et ne les font pas respecter. Bruxelles, c’est pareil. « C’est une blague, non pas l’Europe, mais regardez la coordination des pays, inexistante. On veut être forts mais on le l’est pas, puisque les pays ne se coordonnent pas entre-eux. »
Une Europe et une France, des hommes et femmes politiques qui feraient bien de réindustrialiser les territoires. « Pourquoi ici dans les scieries on ne trouve pas toujours du bois local, parce qu’il est exporté vers la Chine et les Etats-Unis ? C’est aberrant. » Hors-sol, les politiques, on l’entend souvent. Même ici, au cœur de la France rurale et forestière. « Les élus locaux n’ont plus du tout de pouvoir, avec les intercos. En même temps, c’est un peu de leurs fautes : là où j’habite, il n’y a toujours pas de PLU, alors, pour mes travaux, je dois aller jusqu’à Béziers, à la DDTM [Direction départementale des territoires et de la mer], chez des gens qui ne me connaissent pas et qui ne connaissent pas le terrain. » Comme des millions de Français, Franck Vallos ne prête plus qu’une oreille très lointaine aux personnels politiques. Comme tant d’autres, il a « renoncé. »
Mais pas à l’essentiel : le futur, auquel il contribue quelque part au Soulié.
Commentaires