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Tout mince et tout long, Hugo Puech a le front large et la narine haute qui rendent ses mimiques particulièrement expressives. Toujours actif, il ne fait rien sans sa chienne, qui a enfanté pour tous les paysans du coin.
Cambounès est dans la montagne entre Mazamet et Brassac, au nord du Rialet. La route tourne, et bientôt se perd entre hameaux sans panneaux et croisements cachés. Le GPS n’aime pas cela. Une indication suffit à ne pas se perdre : Hugo loge dans la brume.
L’entretien complet en podcast
De Megève à la fraise
Hugo Puech a étudié la cuisine, il a aussi fait les saisons, entre l’hiver à Megève et le reste de l’année autour de silos de blé. « J’étais conducteur d’installation, je réceptionnais les paysans qui m’amenaient les céréales, je faisais le tri, je faisais les analyses. » Tout ce qu’il a fini par ne pas aimer : la course au fric, les grandes cultures, et puis le bilan carbone invraisemblable d’une filière où la céréale part en camion du silo vers Beaucaire, pour ensuite rejoindre Marseille en péniche, et de là elle partait en camion ou en bateau vers l’Italie. Au moins, il y avait du bateau de fleuve et de mer, ce qui se fait de mieux en matière d’émissions de CO2 par kilo transporté et kilomètre parcouru. « Oui, mais pourquoi ne pas faire des fabriques de pâtes ou de farine à côté des silos ? » Question simple, réponse aussi simple : parce que s’il y avait un marché pour un magasin de pâtes ou une minoterie, il y en aurait déjà un et une. « Non, c’est la mondialisation, faut produire toujours au prix le plus bas, et comme le transport ne coûte rien… ». Certes.
Suite à un gros souci de famille, de ceux que l’on ne souhaite à personne, il a tout changé. Il est venu s’installer ici en 2014, dans la vieille ferme familiale. Tout en suivant un parcours qualifiant en bio dans une maison familiale et rurale. Débuts en maraîchage sur le versant nord de sa montagne, en forte pente, bien arrosée. « Ça n’a pas été facile, en plus, en 2014 et 2015 j’ai eu des étés vraiment pourris, mes plantes ont eu des maladies, et j’ai plein de semis qui ont fichu le camp dans le ruisseau. » Alors Hugo a décidé de faire dans le petit fruit, moins incertain : fraise, d’abord, framboise ensuite, puis cassis, groseille et myrtille. « J’ai quand même eu pas mal de galères, car je les cultivais entre deux bosquets, ça nourrissait les chevreuils. Mais finalement, ça fait sept ans que ça dure. » Il ne restait plus à Hugo qu’à se transformer en paysan-glacier.
Hugo dans la brume
La ferme s’appelle « Lou Claus ». Le Clos. Tout est pourtant ouvert. La porte, le chemin, les champs. C’est toujours difficile à trouver, une auberge espagnole, mais une fois qu’on y est, on se rend compte qu’on n’est jamais seul bien longtemps. Chez Hugo, ça rentre et ça sort, les amis comme les bénévoles qui viennent l’aider moyennant le gîte et le couvert. On appelle cela le woofing. « Mon grand-père avait racheté la ferme familiale pour la retraite. J’y suis toujours venu, j’ai appris ici à pêcher dans le petit ruisseau, à trouver les champignons, à vivre au rythme des saisons. » Pas beaucoup de lumière, sauf l’été ; et l’hiver, il me l’assure, puisqu’il n’y a plus de feuilles aux arbres, il y a quand même un peu de soleil qui passe. J’ai du mal à le croire, mais Hugo n’est pas blanc comme un ermite réfugié dans l’ombre. Il passe sa vie dehors jusque sur les marchés où il vend ses glaces.
Il fait toujours des légumes pour lui-même, quelques poules pour les œufs, du poulet, il ne se lancera pas tout de suite dans le cochon qui réclame beaucoup de temps. Il y songe, tout de même, car le cochon est un recycleur de déchets plus efficace que la poule, et tout y est bon. Là n’est pas son métier : « je me maintiens dans le sorbet, car ça plaît aux gens, ça commence à être connu. » Mais qu’est-ce qui vous a pris de faire de la glace au bout de ce monde, entre deux montagnes où l’on a envie d’entendre le gorille tant ça ressemble au Rwanda ? Un pari perdu ? « Je suis gourmand, j’ai toujours aimé transformer, j’aime donc faire des sorbets, des sirops, de la crème de marrons. » Il a appris la manière chez Philippe et Edwige des Estrets, des paysans eux aussi glaciers. « La glace est très saisonnière, c’est pour cela que je fais aussi des sirops et la crème de marrons qui durent plus longtemps dans l’année. » L’hiver, il gagne un peu de sous en travaillant pour son voisin, Michel Castan, qui élève des Aubrac [il fera l’objet lui aussi d’une interview]. « Je ne m’en sors pas trop mal. Je ne me plains pas ! » Il sourit même tout le temps.
Paysan-glacier, c’est transformer ce que l’on produit sur place. Ce que l’on connaît bien, à tout le moins, car ses abricots ne sont pas de la montagne, mais de la famille installée en Drôme. « Une bonne glace, c’est un très bon fruit, une bonne eau, un bon sucre blond de canne pas raffiné, beaucoup d’amour et une bonne machine. » Italienne. Hugo récolte ses fruits à pleine maturité quand les industriels, forcément, font venir des fruits pas encore mûrs. Le goût n’est pas le même. Il congèle, pour produire en fonction de la demande. La glace, quintessence du circuit court ?
Rester en surface
Il a eu de la chance. Quand il est arrivé en 2014 sur la ferme ancestrale, elle n’était plus en exploitation depuis longtemps. Alors Hugo a pu la faire certifier bio sans contraintes. Sur ses pentes, 1 ha de légumes. En face, dans la plaine, 1,5 ha où longtemps on a fait de l’élevage de vaches, de brebis, de chevaux, et puis une sagne sur 1 ha. « Au bilan, j’avais beaucoup de matières organiques, je suis sur du limono-sableux, je suis à 6-8 %, » ce qui a tout l’air d’être énorme. Hugo Puech, on ne s’en étonnera pas, est un tactile. Il a besoin d’aimer, d’étreindre. Alors son sol, il l’a touché, senti, goûté : « Il est beau, il est sombre, on sent qu’il respire, qu’il y a de la vie, croyez-moi ! » Je le crois. Le sol, la glace, les gens, les Borders Collies, il aime tout ce qui vit.
Lors d’une Fête des Sagnes, il rencontre les gens de Rhizobiòme, le contact avec Jacques, Céline Coralie et Harmonie a été immédiat, alors il a intégré le Rés’eau sol, grâce auquel il a pu confronter ses idées à la science. La vraie, pas que son doigt mouillé. « En fait, je travaillais déjà très peu mes sols, je m’étais notamment formé à la méthode de Jean-Martin Fortier. » Cet agriculteur très connu au Québec enseigne comment produire énormément en maraîchage sur de toutes petites surfaces, tout en respectant les canons de l’agriculture biologique et les méthodes de maraîchage sur sol vivant. Rhizobiòme lui a permis d’aller plus loin, de repérer ce qui fonctionne bien, d’identifier ce qu’il faisait de travers.
Aujourd’hui, il travaille tout doucement d’abord en un seul passage pour casser la prairie avec la charrue du voisin. Ensuite il emprunte auprès d’amis maraîchers un motoculteur particulier, le BCS, qui travaille uniquement en surface. Ainsi fait-il ses planches et après, il ne touche plus à rien. Il expérimente : « j’ai testé les paillages en toiles tissées en plastique ou en chanvre, qui respirent, l’eau passe à travers. » Force lui a été de constater que le plastique est plus efficace, moins cher et plus… durable. « J’en achète du bon, garanti 8 ans, alors que le chanvre me fait deux ans, et encore. » Il a aussi expérimenté le BRF fait-maison à partir des noisetiers et des frênes qui poussent vite et partout. C’est fabuleux, « un an après la coupe ils ont déjà repris 1 m, et puis ça résiste mieux aux maladies, mais voilà, ce BRF prend du temps à faire, d’autant que comme mes sols sont bien vivants, mes 5 cm sont digérés en un an ! » Or, il est tout seul. Il y a bien des jeunes qui s’installent, tous plein d’égards pour les sols et les idées neuves.
Les anciens ont eux aussi une conscience accrue des choses. Cependant, les pratiques demeurent, et il faut s’en accommoder pour les faire tourner un jour dans la bonne direction. « Après tout si on fait de la patate, oui, faut fariner le sol. C’est pas bien. Mais moi je dis, on le fait la première année, comme ça le sol est bien préparé… pour faire des fraises ensuite pendant dix ans ! »
Sagnes et Suzuki
L’eau ne manque pas. Elle est sur le sol, elle ruisselle, elle poisse tout. Elle est dans l’air, elle réduit les contrastes et empêche tout lointain. Hugo Puech ne manquera vraisemblablement jamais d’eau. Pourtant, année après année, il constate une brutalité inédite. « Ça tombe de plus en plus fort sur de très courtes périodes, sur des sols avec peu d’argiles, qui ne stockent donc pas trop d’eau : l’eau est alors dégorgée et part dans les ruisseaux, ou bien elle est pompée par les résineux. » Heureusement, il a une sagne à côté de ses fraisiers. L’herbe y est toujours verte. « J’ai vraiment découvert l’importance de ma zone humide grâce à Rhizobiòme. Du temps de mon grand-père, je ne savais pas. Lui non plus d’ailleurs. J’y voyais des grenouilles, j’y restais parfois coincé avec mes bottes, mais c’était tout. » Le climat était plus stable, car il n’y avait pas une semaine sans orage, alors le besoin d’eau était moins fort, la sagne ne pouvait révéler ses talents. Il n’y a que dans l’adversité qu’elle se fait connaître ; c’est une bonne amie. C’est bien le cas aujourd’hui, alors que les pluies de juin « ne font que détruire ! ». À la mi-juillet, Hugo a désormais les températures du printemps. C’est bien pour les cèpes et les girolles qui commencent plus tôt et finissent plus tard, aux premiers gels qui reculent chaque année.
« Je laisse faire la nature, avec l’humidité qui m’amène la pourriture, et la sécheresse qui appelle la drosophile suzuki » cette mouche ridiculement petite qui pond ses œufs dans les fraises. « On s’adapte : je fais moins de fraisiers remontants, plus de fraisiers de printemps, pour avoir une seule bonne grosse récolte, à peu près sûre, dans l’année. » S’adapter à une époque plus imprévisible que jamais.
Écraser les limaces
… c’est vrai que depuis quelques années, je vois apparaître des choses dont je m’imaginais être protégé. En fait, je me rends compte que tout peut se casser la figure très vite, même ici.
« Je n’ai pas vu un hérisson ni un renard depuis des mois. » Ses poules en caquettent de joie, sans que ça le réjouisse outre mesure. Même les limaces, Hugo Puech n’a, depuis deux à trois ans, plus trop l’occasion de marcher dessus quand il va pisser dehors le soir. Si même les limaces… à quand les escargots ! ? Au moins, les gastéropodes sans coquilles ne causent-ils plus de soucis aux cultures. « Quand je venais ici pêcher, on attrapait des sauterelles à l’épuisette, c’est un très bon appât pour les truites. Alors qu’aujourd’hui, même en juillet… » Le temps change, la faune le dit, il suffit de l’écouter. « Par contre, on a toujours plus d’espèces invasives. La drosophile suzuki, la pyrale du buis, le synopsis du châtaignier, le frelon asiatique se portent bien et prolifèrent chaque année ! » Les auxiliaires traditionnels tels que les scarabées sont symétriquement moins présents. Les étrangères venues d’Asie en profitent, même ici dans un endroit préservé, sans personne ni grandes cultures : partout, les choses changent, et vite. Il faut s’adapter, mettre des pièges à hormones, des filets. « Jusqu’à présent le changement climatique et l’érosion de la biodiversité ne m’inquiétaient pas. Mais c’est vrai que depuis quelques années, je vois apparaître des choses dont je m’imaginais être protégé. En fait, je me rends compte que tout peut se casser la figure très vite, même ici. »
L’effet de seuil et ses effets cascade l’inquiètent. La gestion de la forêt tout autant. Hugo s’énerve : « Il ne faut plus faire de coupes rases quand il pleut ou quand il fait sec,», alors que le sol est le plus fragile et risque de se tasser, de s’asphyxier, sous le poids des engins, « il faut le faire seulement en hiver, quand la sève est bien dans les racines, pas quand elle est déjà dans le tronc, au printemps ! »
Faire changer de l’intérieur
Hugo est élu de la commune de Cambounès. Et aussi membre du comité syndical du Parc Naturel Régional (PNR) du Haut Languedoc. « Je suis bien seul, je suis le plus jeune ! L’équilibre n’y est plus. Il y a une majorité d’anciens qui font de la politique et sont élus depuis des décennies, mais ils manquent de vision aujourd’hui. » Non parce qu’ils sont vieux, mais parce qu’ils ne sont pas confrontés à des jeunes qui ont une autre manière de considérer les choses. Rien ne les sort de la routine « Les jeunes s’en foutent, l’image de la politique ne donne pas forcément trop envie, c’est dommage. » Mais comment les blâmer, et les motiver ? « Moi je suis allé au PNR pour amener quelques idées sur le territoire que je représente, le Sidobre. De l’intérieur, je vois qu’il y a beaucoup de possibilités pour inverser la tendance à la déprise agricole, pour l’énergie, l’eau etc. Il y a beaucoup de projets sur plein de choses différentes. ».
Au-dessus de ces sphères règne la déconnexion : là-haut, on ne vit pas dans la même planète que lui. Quand il voit dans les médias les écolos ou l’État prôner le tout-bois, ou bien le tout-électrique en passant du tout-nucléaire au tout-ENR, les bras lui en tombent. Ces gens représentent qui en vérité ? « C’est pareil dans les syndicats agricoles. La FNSEA, c’est quelques très gros agriculteurs, et une majorité de tout petits qui ne sont pas représentés. Regardez la PAC ! Elle est orientée vers les gros ! » Raison pour laquelle il a décidé « d’y aller. » Râler ne sert à rien, faire, c’est mieux. En employant la tactique de la mouche Suzuki : s’injecter dans le fruit et mine de rien, s’y faire sa place.
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