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Il y a deux têtes chez les Marconnet. Un homme et une femme partagent la même bouche et les mêmes yeux. Sont-ils jumeaux ? Presque !
Des brebis, des poules, des lapins, des oies, des chiens, et on en a peut-être oublié. Au-dessus de Montredon-Labessonnié, la ferme paraît après des lacets de routes noués dans une forêt sombre..
L’interview intégrale en podcast
Valence, trop près de Paris
C’est un mariage arrangé, en fait, c’était pour arranger les tas de fumier des familles.
Ils se sont connus enfants, car leurs mères se fréquentaient. C’était il y a bien longtemps, et ça durera bien toujours. Igor et Laure sont mariés depuis vingt ans. « C’est un mariage arrangé, en fait, c’était pour arranger les tas de fumier des familles. » Igor dit des conneries à flux tendu, Laure rigole dès qu’elle les voit arriver dans ses yeux. Madame est originaire de Lacaune, Monsieur est de l’Aveyron. « On a voulu s’éloigner des parents », alors Igor est parti en éclaireur et Laure l’a rejoint. Formée en aménagement du territoire, elle trouva du boulot dans le Parc Naturel Régional du Vercors, pour l’Apap, l’Association de Promotion des Agriculteurs du Parc. Chargée de mission agriculture en contrat de qualification, elle a ensuite été « embauchée, et après trois à quatre ans, j’ai arrêté. On a acheté la maison, et autour, les terres se sont trouvées à vendre car les garçons du propriétaire ne voulaient pas reprendre. » Le futur retraité était en bovin, Laure et Igor optèrent pour l’ovin. Alors éducateur spécialisé, Igor a fini par lâcher son boulot pour épauler Laure qui, à la troisième grossesse, ne supportait plus l’odeur des brebis. « C’était [pourtant] ma vie la brebis, car ici sur les Monts de Lacaune, mes tantes en avaient et dans le Vercors, les gens nous ont encouragés à en élever. »
Et voilà qu’un vendredi, après vingt ans de ferme dont treize en exploitation, ils sont (re) partis. « C’était en fait trop près de Valence, de Lyon, de Paris. Il commençait à y avoir trop de monde. » Partir sur un coup de tête qui a pris deux jours, un pari osé. « Non, tout est simple, vous savez, dès lors qu’on assume. » Ils auraient préféré une autre ferme dans l’Aveyron, mais elle était « trop grande », dit Igor, et « trop sèche », pour Laure. Ils ont alors choisi Montredon-Labessonnié dans le Tarn, une petite ville dont ils aiment toujours l’ambiance. Les parents ne sont pas loin.
Des châtaignes et des brebis
Ici règne à nouveau la brebis laitière, sans doute est-ce parce que Laure n’est plus enceinte. En effet. Lorsque j’arrive, c’est l’heure de la tonte et je dois attendre sur une chaise que ça se termine, en compagnie du chien. Les deux époux teignent eux-mêmes les écheveaux de laine grâce à des mixtures à base de fougères, de genêts, de bruyères, de ronces, d’érables, ou de noyers. Avec le lait, ils font des fromages. Le reste de la bête, c’est pour manger. « On fait tout sur place, sauf la viande, et on a les à-côtés, notamment cinq hectares de châtaigniers qui donnent une excellente crème de marrons, » et une autre teinture pour la laine. Chaque atelier, comme on dit chez les agriculteurs, est un petit plus dans un grand ensemble. « Avant, dans le Vercors, du dimanche au dimanche, huit mois par an, on faisait du lait, des fromages, on ne faisait que ça. Le fait de déménager nous a fait remettre les choses à plat, en plus, les enfants ont grandi : on s’est dit qu’on allait produire moins, valoriser ce qu’on a sous la main, parce qu’on avait moins de besoins. » Très isolée à quelques kilomètres de Montredon-Labessonnié, la ferme s’approche de l’autonomie parce que Laure y fait le jardin. Dans le Vercors, ils achetaient les légumes sur le marché. « C’est un peu aberrant d’acheter des légumes quand on est agriculteur, non ? » Sans doute, Igor. « Le premier argent qu’on gagne c’est celui qu’on ne dépense pas, » assène-t-il. Et pour la viande, c’est aussi le jardin ? « On a nos agneaux et nos brebis, nos volailles, et on a la chance d’avoir des voisins qui élèvent comme on a envie des vaches et des cochons dans un rayon de 2 km. » Tandis que l’on cause, le fils regarde une carte du ciel sur l’ordinateur. Il a treize ans [fin 2021]. Sa sœur, majeure, aide leurs parents.
Sagnes-à-pharmacie
« Dans le Vercors, on avait toujours le pied sec, c’est un tas de sable là-bas. Ici, on apprend le sol boueux, on est dans un pays de bottes. » Ils ont la formule frappante, les époux Marconnet. Tout pousse généreusement, contrairement à là-bas. « Ici, on ne passe plus notre temps à courir après l’herbe pour nourrir mes brebis ! » Là-bas, les années ont été de plus en plus sèches. L’avantage était que cela décourageait les parasites. « On ne traitait pas les animaux, on faisait simplement attention aux rotations pour empêcher les parasites de se reproduire. » Par contre, sur les vertes pâtures qu’ils occupent aujourd’hui, la méthode n’a pas donné satisfaction : « Tout de suite notre troupeau a été fragilisé, car on a eu beaucoup plus de parasites. » Quand l’herbe est verte, le ver abonde. Dans le sec, il est vrai qu’il peut moins faire le malin. Alors, vermifuges à Montredon ? « Non, la trousse à pharmacie est dehors. On les a laissées libres, nos brebis, elles se sont soignées toutes seules avec les plantes à tanins qu’elles ont trouvées dans les zones humides. »
Igor et Laure sont abonnés au Pecnot’lab. Pour eux, « c’est comme élever des lapins. » Je peine à délier la métaphore « Oui, on ne sait jamais ce qui va arriver parce qu’on ne sait jamais comment ça marche. » En fait, quand ils avaient des lapins, ils ne savaient jamais à l’avance de quelle couleur ils allaient être, des parents blanc et marron pouvaient donner des petits blancs, marrons, beiges, noirs et même gris. La génétique des lapins est moins prévisible celle des petits pois de Mendel. “C’est pour ça que je compare avec le Rés’eau sol car nous ne savions pas trop à l’avance qu’allait apporter notre contribution à ce réseau sol et vice et versa,” tenter de m’expliquer Laure. La salle de réunion de Péchaudier et le clapier, c’est pareil, un gîte à surprises.
L’effet Coralie
Le Vercors est un pays où l’eau part dans le calcaire. Alors que sur les monts de Lacaune, ici, à 600 mètres d’altitude, l’eau reste, les sources sont partout et la terre est argileuse. Climat montagnard-continental du côté des Alpes, climat méditerranéo-océanique chez Igor et Laure. « Lacaune, c’est vraiment un pays fait pour l’élevage… de brebis et de parasites. » Les époux possèdent des sources et des sagnes. Le res’eau du même nom les a aidés à s’y retrouver. En la personne de Coralie Golecky, forcément . « On a des résurgences avec l’eau qui s’accumule au printemps, [qui forment notamment une grande mare] avec plein de grenouilles. On s’est dit qu’il serait bien de l’agrandir, cette mare, mais Coralie nous a amenés à comprendre que ce serait au détriment de la sagne qui est à côté. » Sans parler de l’évaporation plus grande. « Les vétérinaires, eux, nous disaient qu’il fallait la virer, la mare ! » Car c’est bien connu, l’eau qui stagne, c’est rien que des maladies. « Coralie y est allée à la tarière, elle nous a montré le sol, et on a compris qu’on était bien ici, comme elle le pensait, sur le réservoir d’eau du Tarn, la tache bleue sur la carte. » Voilà qui confère aux Marconet une belle responsabilité vis-à-vis des gens en aval.
Depuis deux ans qu’ils sont là, ils n’ont pas vu beaucoup de changement. L’eau coule toujours. « Cela dit, d’après les pêcheurs, le niveau de la rivière change, il se tarit l’été durant et grossit régulièrement le reste de l’année. En fait, le flot varie beaucoup plus qu’avant,” ce que n’a pas contredit l’été 2022.
Lait de foin
Les Français ont le droit de savoir me dit Igor : « dans le Vercors, autour de nous il y avait 80 % d’agriculture biologique, alors qu’ici, ce n’est pas le cas. Je m’attendais donc à voir peu de biodiversité, et en fait, pas du tout. » Ébaubi, Igor. « Depuis qu’on est ici, on est éblouis par les oiseaux, on a même des faucons dans la grange. » La fauche appelle des dizaines de milans, ça rend heureux le paysan. Ce ne sont pourtant pas des rapaces que je vois passer devant la fenêtre, mais des hirondelles : la pierre de la ferme est vieille. « Ça me donne confiance, ça montre que la nature a des capacités à se renouveler ! » Laure est moins optimiste. Elle et son mari ne regardent plus les informations à la télévision. Ils sont dans l’esprit verbalisé par Pierre Rabhi : chacun fait ce qu’il peut et tout avancera, un jour.
Un exemple : la petite laiterie à laquelle ils livrent leur lait, elle a 5 salariés, elle a classé le lait en trois qualités : bio, au foin, conventionnel. « Nous, on fait du lait à partir du foin, pas ensilé, donc sans fermentation, c’est une différence énorme pour les bêtes. Je me dis qu’avec un classement pareil, le conventionnel devrait être incité à passer en foin pour être mieux payé, et que ça devrait l’amener vers le bio, comme nous. Je ne dis pas que ça changera les choses au niveau de la planète, mais en tout cas, ça veut dire qu’au niveau local, on peut faire des choses. »
Un jour, les robots ?
On ne s’étonnera pas outre mesure de ce qui va suivre : « Les institutions agricoles, ce sont des pousse-au-crime, en disant aux agriculteurs, n’ayez pas peur d’emprunter. » Endettés, les paysans sont tenus de produire en s’endettant toujours. « On pousse les jeunes à faire des prêts parce que l’argent n’est pas cher, alors ils investissent beaucoup, ils ne dorment plus parce qu’ils pensent au banquier, et au bout de dix ans ils divorcent, et après quinze ans, ils se suicident. » D’autres jettent le lait, c’est moins morbide. Tout à l’égout quand les prix chutent. « Chez Roquefort les quotas de lait sont imposés par les grosses laiteries qui peuvent dire j’en veux, je n’en veux pas. Or, elles n’ont pas le droit de refuser de récolter le lait, alors, quand ça les arrange, elles achètent 10 000 litres à 1 euro, elles viennent à la ferme, mais ne prennent pas le lait : le paysan est dès lors obligé de jeter. » Or, dix mille litres transformés en fromage, ça faisait aux Marconnet une année pleine de revenus lorsqu’ils étaient dans le Vercors.
Laure fait tout à la main. Elle n’aime pas les robots de traite. “Ça crée une dépendance à la technique. Les animaux, il faut les toucher, les renifler pour qu’ils soient bien. » Une relation entamée il y a des milliers d’années vaut d’être entretenue tous les jours. Le robot est un reniement de cette histoire, la brebis n’y a jamais été habituée. Pourtant, tout y pousse désormais, la coopérative, la banque, le technicien agricole, les soldats de l’assujettissement aux chiffres, à la performance. Cela pourrait aboutir demain à l’intégration verticale du monde agricole dans l’industrie agroalimentaire. « Un jour le ministre Denormandie a dit qu’avoir un robot de traite inciterait les enfants à reprendre les fermes, car ça les libérerait d’une tâche prenante, ils pourraient prendre leur week-end, aller au cinéma, mais… l’éleveur se fatigue à traire ses animaux, et alors ? Que serait son métier s’il était en partie exercé par des machines, que deviendrait-il ? » Un agent de production de la ferme digitale qui n’est pas celle que Laure et Igor ont envie de vivre.
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