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Il parle beaucoup, beaucoup, et cela résonne dans sa maison très très haute de plafond. Il a les mêmes cheveux que ses brebis, qui ne portent pas ses lunettes.
Une maison sur la colline que regardent les Pyrénées. Le lieu-dit s’appelle Ambrosi, un nom bien gascon qui n’a rien à avoir avec la nourriture des dieux, l’ambroisie, ni avec l’herbe à poux du même nom. Pourtant, l’endroit a l’air source d’immortalité à voir Jean Chaleteix.
L’entretien dans son intégralité
La fibre libre
Il nous vient des plaines de Limagne, cette Beauce auvergnate installée à l’est de Clermont-Ferrand, de part et d’autre de la vallée de l’Allier. On y a longtemps fait de l’élevage et du rouge de comptoir avant d’y étaler les champs de céréales. La monotonie a effacé le bocage. « C’est mon grand-père qui était agriculteur, mon père, lui, était comptable. » Un choix intéressant, car la situation de comptable, plus sûre, moins fatigante, n’est finalement pas si éloignée que cela de la terre, car tout agriculteur est aussi un comptable rigoureux autant qu’un ingénieur en paperasse bien rodé. « Un maillon agricole a quand même manqué, j’en suis devenu un, » par hasard.
Quoique…
Jean n’avait aucune passion agreste, pas plus que de grandes dispositions scolaires. Il avait voulu s’essayer à la photo après avoir arrêté l’école à la fin de la 3e. « Le magasin de photo qui devait me prendre en stage à Clermont a brûlé… mes parents étaient bien embêtés, qu’est-ce qu’on va faire de ce môme ? » Ils lui trouvent un stage chez un prothésiste dentaire, une officine où on ne réalise a priori pas beaucoup de photos de mariage. « Ça m’a vraiment plu. Ça a duré un an. Mais le rapport de hiérarchie, l’argent, beaucoup moins. » Il quitte alors le monde des empreintes dentaires et des résines à couronne pour l’Angleterre qu’il rejoint à moto. Il met la béquille dans une ferme. Tiens donc. « J’avais le nom, par la prof d’anglais de ma sœur. » Je ne cherche pas à comprendre. Jean s’installe donc du côté de Birmingham, en plein milieu de la Grande-Bretagne. « Les gens, ils étaient plus éleveurs de chevaux que paysans, ne comprenaient pas qu’un Français titulaire d’un diplôme de prothésiste dentaire travaille chez eux à ramasser le crottin ! » Après quelques mois, Jean se remet à ciseler des couronnes à Coventry. Durant un an chez un “dental prothesist”, il apprend l’anglais et à détester les notables de la profession, ensuite, il remet ses fesses sur la selle de sa moto pour aller tout droit, vers le nord. En Écosse et aux îles Shetland. Que fait-il ? C’est un mystère.
« L’armée m’a ensuite rattrapé, elle avait écrit à mes parents qui répondaient qu’ils ne savaient pas où je me trouvais. De retour chez eux, eh bien… j’ai choisi l’objection de conscience, qui a duré deux ans. » Jean se retrouve au Parc naturel régional (PNR) des Volcans d’Auvergne, alors qu’il avait demandé le Parc national du Mercantour. « Bon, ça ne s’est pas très bien passé parce que je n’ai pas tout accepté de ma direction, et puis, j’ai rencontré Chantal, qui faisait de la danse à Aix. » Jean a emmerdé le monde pour être déplacé par là-bas, évidemment, il y a réussi : cet homme a un baratin qui rompt les résistances. Donc, dernière année d’objection au PNR du Lubéron, à Apt. Recruté sur un mensonge : « j’avais dit que j’étais technicien audiovisuel, photographe, je ne savais rien faire, mais ils avaient besoin de quelqu’un pour réaliser un montage ! » Manifestement, il a su aller au-delà de l’illusion. « Après mon service, le parc m’a proposé un contrat ! Du coup, j’ai continué une année de plus pour faire de la vidéo, de la photo, des expos. »
Et voilà que Chantal trouve une place au Creps de Montpellier pour devenir professeure de danse. Il la suit. Pour y faire des photos, des vidéos, des fausses dents ? Non ! « Je voulais travailler dans le bois, », ah bon ! ? « mais le seul CAP disponible en formation, c’était l’électricité, alors j’ai fait en un an un CAP d’électricien, à Nîmes. » Suite à quoi il ne connaît pas le chômage, car l’intérim fait appel à lui, notamment pour le câblage en fibre optique des immeubles, une lubie de l’époque (le milieu des années 1980) du maire de Montpellier, Georges Frêche. « Ça a foiré, on m’a proposé d’aller à Paris, où ça marchait mieux, mais… » non, surtout pas.
Après les dents, les photos et la fibre, que faire ? Il se trouve que sa sœur et son beau-frère faisaient de la poterie du côté de Bourges, Jean et Chantal partent donc les rejoindre pour monter avec eux un atelier de céramique. L’affaire a perduré dix ans, puis deux ans supplémentaires « seul, car je voulais me prouver que j’étais capable de faire quelque chose tout seul. » Un besoin cyclique chez Jean, qui se trouve à la tête d’une sorte de briqueterie qui fournit du carreau à la filière et des émaux. Blois, Bourges, Vichy, la notoriété arrive avec le travail de qualité.
De la céramique dans le Berry à l’agriculture dans le Tarn
« Ça marchait bien, mais ce n’était pas mes tripes, il me fallait autre chose. » Bien entendu. Jean avait des envies de vastes terrains, mais surtout pas d’agriculture. « J’ai compris que pour être bien, il me fallait de l’espace autour de moi, » quoi qu’il pût en faire. Stopper une activité rémunératrice, quitter une maison, changer la vie de cinq enfants ? Il suffit de passer des annonces et – c’était l’époque – d’envoyer des fax : “Recherche ruine et 10 ha”. « Pourquoi 10 ha, je ne sais pas ! J’ai sorti le chiffre comme ça. » Si possible au sud du Massif central. Étonnamment, une agence immobilière de Castres lui montre la butte. 10 hectares, son rêve. « L’agence nous avait dit que c’était une ruine, elle ne nous avait pas menti ! On a eu un coup de foudre pour l’endroit. »
Les six premiers mois, ils vivent tous dans deux caravanes tout en aménageant la grange et en défrichant les terres qui n’étaient plus entretenues depuis un moment. Pour vivre, Jean continue à faire un peu de céramiques. Un voisin ayant trouvé tout cela un peu beatnik, voilà que les services sociaux débarquent. Pour l’aimable dénonciateur, les enfants étaient assurément en danger. C’est vrai que parfois, ils se lavaient au jet d’eau dehors. L’administration a eu un avis contraire. Ensuite le monde agricole s’est intéressé à Jean, lui rappelant qu’on ne peut pas ne rien faire d’une terre. Les schémas de structure départementaux interdisent en effet le terrain vague. « J’ai compris qu’il allait falloir prouver qu’on pouvait me regarder autrement. » En faisant de l’ail. Ouf !
De 6 heures à 23 heures
Jean ne sait pas ce qu’est son métier. « Je ne me suis jamais senti professionnel. J’aime apprendre, ensuite je ne me reconnais plus, et je fais autre chose. Mon métier c’est la curiosité, l’ouverture. » Jean aime surtout parler. Passionné, il s’ennuie vite dès lors qu’il estime n’avoir plus rien à prouver. Avec l’ail rose de Lautrec, un Label Rouge IGP, il n’a pas eu longtemps à attendre : après quelques années, il obtient la médaille d’argent du concours de la profession. « Les gens ont commencé à nous regarder différemment. On faisait l’arrachage chez eux, y compris chez ceux qui nous avaient critiqués. » L’ail, loge en terre. Il faut l’en retirer. Cela se passe en quelques dizaines de jour, à la fin du mois de juin. Il faut bien ajuster la machine selon le degré d’humidité du sol, sinon, on peut perdre beaucoup. « C’est fatigant. On fait 1 ha dans la journée, rang par rang, et la journée, c’est de 6 heures à 23 heures » L’arrachage est un métier stressant que Jean et Chantal exercent durant les trois premières années de leur installation. Ils arrachent leur ail, et celui des autres.
La terre à ail doit être travaillée à l’époque où c’est suffisamment sec, ce qui nous interdit de planter avant du sorgho, du maïs, du tournesol, des cultures de printemps.
La routine s’installe peu à peu, ce qui n’est jamais bon. Jean va-t-il faire autre chose ? Non, il s’intéresse à trouver les moyens de faire mieux que le cahier des charges de l’appellation. « Le label impose un calibrage, alors on utilise des produits chimiques, mais on a fait en sorte d’en utiliser le moins possible. » Moins d’insecticides, d’anti-germinatifs, 2 traitements au lieu de 7, et toujours un labour peu profond pour garder une terre la plus propre possible. Aujourd’hui, Jean ne produit plus qu’à partir de son ail.
Despoulinage
Faut-il s’en étonner, Jean n’est pas satisfait de ce qu’il fait. Car pour avoir plus de liberté, il aurait besoin de plus de terrain afin d’effectuer plus de rotations. « La terre à ail doit être travaillée à l’époque où c’est suffisamment sec, ce qui nous interdit de planter avant du sorgho, du maïs, du tournesol, des cultures de printemps. Pas de prairies non plus, la luzerne et le ray-grass sont à bannir car elles amènent des champignons. » Sur la butte, le sol est argilocalcaire. Marneux. Il colle à la semelle. Dépourvu de gros cailloux, il ne gêne pas l’enracinement ni ne stocke trop d’eau. L’ail rose ne peut pousser que sur ce genre de sol, c’est même inscrit dans le cahier des charges du Label Rouge IGP.
Sur ses deux hectares, Jean applique une rotation de trois ans. Triticale, orge, ail. Vingt-quatre brebis pour l’entretien, avec les prairies tout autour en supplément alimentaire. Le labour est conduit de fin août à début septembre, après quoi, la terre est laissée nue, ses mottes sont brisées à la herse, et puis elle est plantée entre décembre et janvier. Au début du printemps, une petite dose d’engrais pour relancer le moteur. Pas trop, pas trop, car « les à-coups d’azote sont à éviter avec l’ail, qui est rustique. » Mais puisqu’il ne couvre pas, les mauvaises herbes en profitent. Elles n’attendent pas. Elles se multiplient, or, Jean se refuse à pulvériser. Avec Chantal, il les attaque à la binette, tout à la main. Contre la rouille par contre, il ne peut pas faire autrement que d’utiliser des fongicides, « en curatif ». Vient enfin la récolte. Mais avant, il faut despouliner : il s’agit en mai-juin de couper aux ciseaux la hampe florale rigide qui, autrement, dériverait la sève à son propre bénéfice au détriment du bulbe.
L’ail sans l’eau
Heureusement que l’ail n’a pas de grands besoins, car l’eau fait des siennes, sur la butte de Jean. « On a des grosses périodes de sécheresse en hiver maintenant, ce qui m’oblige à arroser, et aussi pour dissoudre l’engrais au début du printemps. » Jean arrose avec le contenu de son ancienne cuve à lisier. « Je ne peux pas irriguer, car je n’ai pas le système… je sais que pour les gens comme nous, avec le changement climatique, ça va devenir compliqué. » Rien n’oblige à arroser, toutefois, mais il voit mal comment cultiver de l’ail rose sera possible demain sans apport d’eau. L’AOP n’impose une réserve d’eau que pour celles et ceux qui font de l’ail-semence. L’appellation a-t-elle la capacité à se transformer pour s’adapter aux temps qui viennent ? Il n’en est pas sûr. « J’en sortirai, s’il le faut. » Je n’en doute pas.
Pour un permis carbone
Il y a forcément quelque chose contre lequel « il va falloir changer nos habitudes parce que le modèle dans lequel on est ne peut pas durer. » Les siennes d’habitude semblent si peu embêtantes pour l’environnement. Sa maison est faite de produits de récupération détournés. Il n’a qu’une voiture. Il a peu de besoins. « Tout ça me met dans mes contradictions : on part de moins loin que les gens qui découvrent le problème, car on ne consomme très peu, mais ça me remet en cause sur pas mal d’aspects. Est-ce que je fais tout bien ? Il faudrait arriver à quantifier. » Il aimerait qu’on le montre du doigt, qu’on lui dise ce qui va ou pas dans son mode de vie. Jean aime être perturbé. « Il faut être clair avec soi-même pour critiquer. Je pense qu’il faudrait avoir droit à un quota d’émissions, mais avec quelles méthodes et quels objectifs, je ne sais pas. » La carte d’identité carbone, une idée brandie par son copain Gilles Cormary, un spécialiste de la chose.
Sur le fil
Jean n’est pas un véhément. Il n’a jamais manifesté. Il a réglé le problème : les institutions, il s’en fout. « Les règles, je me les pose à moi-même. Je me donne la liberté d’aller au bout de mes choix. » En effet : il n’est pas rancunier vis-à-vis d’un système qui le privera de retraite et ne lui offre aucune protection sociale. « Le système de la MSA fait que je ne peux être que cotisant de solidarité, alors je cotise, mais je ne toucherai rien. » Jean a moins des 10 ha de surface minimale d’assujettissement (SMA) qui sont nécessaires, dans le Tarn, pour être couvert par les assurances sociales et vieillesse. Jean aurait peut-être pu compenser en faisant une retraite lui-même, mais il est contre. « Je déteste les placements, l’argent qui dort » et le système bancaire dont il aimerait pouvoir se séparer. « Je veux conserver ma liberté de parole, même si je sais que tout peut être remis sur la table. Un pépin de santé changerait tout. » Lui et Chantal sont sur le fil du rasoir depuis toujours. Ils ont toujours fait cela, le pourront-ils demain, à un âge plus avancé ?
Commentaires
Le 01.08.2023
@Prieur Armel
Bravo Jean, vous me rappelez Xavier Noulhianne qui a bien réussi son agriculture (fromage de chevres) en inventant son métier. maitriser l'eau et les gaz à effet de serre est essentiel comme bien dit avec l'ami Gilles Cormary. Un permis carbone c'est une bonne voie, il faut apprendre à partager l'effort de décarbonation comme de sobriété en eau. Venir témoigner dans un de nos colloques des alliés du compte carbone https://comptecarbone.cc ou au festival de la décroissance https://hidrive.ionos.com/lnk/KJKA4ZBk qui vient de si bien faire le tour des temperances necessaires, à renouveler en juillet 2024... envie de vous visiter... à bientot (armel