9 min.
Sourire interminable et pommettes très hautes, Marine Batigne frappe avec ses yeux et les silences qu’elle impose. Elle vit, elle conte dans une ferme érigée en 1750 qui a appartenu à la famille Get, bien connue pour avoir commercialisé à la fin du XVIIIe siècle… le Get27. Une petite maison qui regarde une plaine où le père continue de cultiver, malgré tout.
L’interview intégrale en podcast
Faire craquer les fleurs
« Je suis une femme, fille, petite-fille, arrière-arrière-arrière… petite-fille d’agriculteur. J’ai en fait toujours été dans la terre, » démarre d’emblée Marine Batigne. Même quand elle était actrice, elle se rappelait d’où elle vient m’assure-t-elle. La naissance de ses jumelles a mis une fin prématurée à sa carrière, sans que visiblement elle le regrette. « Je suis retournée vivre dans cette maison, qui était celle où a grandi mon père, celle de ses parents, de ses grands-parents… » Vu comme cela, sans connaître, on peut se dire ceci : encore une qui a voulu fuir ce qu’elle est, l’élastique du temps l’a rattrapée, car on n’échappe jamais à ses origines. Surtout quand elles collent à la semelle. Cette ode à l’immobilisme est l’habituel paravent des névrosés de classe. Marine n’est en fait jamais partie, comme on va le voir.
Sa sœur vit à Rome, elle y était costumière, elle est en train d’y créer un site de vente en ligne de matériels de spectacle. Personne n’a donc encore repris la ferme paternelle, tout le monde a préféré l’art vivant. « Quand je faisais l’actrice, je me demandais comment assumer mes origines, car je me suis retrouvée dans un milieu de fils et filles de profs ou d’artistes… j’étais un peu perdue. » N’être pas dans son milieu, se sentir étrangère, sans les codes sociaux adéquats, dans un autre monde, peut amener à un sentiment de trahison, qui ronge autant que la certitude de n’être pas légitime là où on a choisi d’être. Mais durant ses trois années d’école Marine a travaillé pour en payer les frais, ce qui lui a permis de rester les pieds sur terre. Et puis, comme on le verra dans un autre portrait, son père n’était pas sûr d’être lui aussi bien à sa place.
Devant nous, un grand plateau avec plein de fleurs séchées mange toute la table basse du salon. « Mes grands-mères m’ont fait marcher ici, elles me faisaient sentir les plantes, j’ai grandi avec toutes leurs odeurs. Maintenant je les ramasse, je les fais sécher, et je fais des tisanes. » Des fleurs qu’elle adore entendre craquer sous la pression des doigts. Avec les vœux de cette année 2023, Marine m’a appris, heureuse, qu’elle s’était mise à fabriquer du pétillant de fleurs de sureau et des eaux florales.
Éclore, enfin
Elle m’a écrit aussi que ” Ça va, me voilà installée ! “ En tant que paysanne, car elle préfère ce terme à celui d’agricultrice. Elle a donc repris la ferme de son père, ce qui était encore un projet qui faisait tout pour ne pas avancer lorsque je l’avais interviewée en juillet 2021. Elle ne tenait pas en place, voyageant et déménageant tout le temps, depuis cinq ans, elle est dans la maison et n’en bouge plus. « J’ai besoin de m’enraciner, je suis dans une phase de ma vie où je peux enfin éclore. » Elle a beaucoup douté. Elle doute moins : « je veux revenir ici également pour donner aux gens. Donner du temps aux autres. » Dans son rêve il y a donc des gens qui viennent sur sa ferme, dans un espace à leur rythme, avec des hébergements pas chers ou gratuits contre du travail. Elle se justifie: « je vois tout le potentiel ici, sur ces terres, mais mon point faible, c’est que je suis toute seule, il me faut un peu de main-d’œuvre. » Son père s’inquiète de ce projet où la production n’apparaît pas, dont les terres serviraient à autre chose qu’à donner à manger : à faire parler, à s’émanciper ; alors il passe la voir, la conseille, la déconseille. Il n’était pas très partisan du projet de sa fille quand je l’avais interviewé. Depuis, ça va beaucoup mieux et la transmission a été réalisée.
J’ai appris finalement à mieux comprendre mon père. Avant, quand j’étais plus jeune, on n’avait pas vraiment l’occasion de se parler.
De la céréale à la fleur, il n’y a qu’un tout petit pas botanique. « Je prends mes graines, je vais les semer, je prépare mon sol, j’adore ce mouvement.» Ses 60 ha produisent du blé, des lentilles, du tournesol et du soja. Marine veut faire différent, et par-dessus le marché, d’une façon nouvelle. « J’ai du mal avec les machines, c’est compliqué, et c’est trop loin du sol. » Je n’évoque pas les pesticides, je connais déjà la réponse. Marine s’est formée à distance, Covid-oblige, elle a découvert l’univers particulier des aspirants-exploitants qui parlent d’abord de finances et de prêts. « Cela m’a surpris. J’ai appris finalement à mieux comprendre mon père. Avant, quand j’étais plus jeune, on n’avait pas vraiment l’occasion de se parler. Je le saisis mieux. Maintenant, il me faut réfléchir : je ne veux pas tout garder, ni tout jeter, il me faut donc faire le tri, mais comment ? Comment ne pas reproduire le même modèle ? » alors qu’elle avoue « n’avoir aucune résistance au stress », ce qui est assez handicapant dans un métier où le risque de se tromper est constant, à moins de se lier aux conseillers agricoles qui disent savoir résoudre tous les problèmes à coups de machines, d’engrais et de traitements. Marine le sait, elle a peur de la course à la rentabilité pour vivre, dans laquelle même son père, pourtant établi, continue de courir.
La terre est mon nid
Le sol c’est la base, le point de départ, le prérequis. « La matière fondamentale, il est comme une évidence, car il est là. » Dans le théâtre, on lui disait qu’elle était ancrée, alors qu’elle se trouvait aérienne. Finalement, elle n’avait jamais quitté le sol. « J’ai en fait toujours été à l’écoute de mes sensations, des textes, du jeu, comme je le suis de la terre. En vérité, je crois que j’ai toujours été dans la terre ! » Elle avoue aimer voir son père travailler. Elle le trouve amoureux du sol, à sa manière de le regarder, d’en prendre soin. « J’adore le regarder faire attention, aménager ses pratiques. Il connaît sa terre, argileuse, elle est en mouvement, elle vit, il faut chaque année se demander quand on peut la remuer pour faire un lit de semences, comment elle va bouger avec l’eau… oui, mon père m’inspire. » Le regarder faire la remplit. « Je m’interroge maintenant sur mon propre rapport à la terre, car un lien s’est enfin créé entre elle et moi. C’est comme un nid, je grandis avec ce qui est ici… »
Garder la pluie
Il y a le sol, et y a l’eau. Elle est d’une importance plus fondamentale encore. Nous venons de là, nous sommes des enfants de l’eau et des océans. Une eau qui ici est fort présente, car les terres sont argileuses. « Pourtant, mon problème est de savoir comment l’amener et la conserver. Des étés comme l’an dernier [2020], très secs, c’est dur. Et encore, on a de la chance d’avoir une irrigation ! » Elle réfléchit à stocker toute la pluie qui tombe sur les toits de ses grands hangars ; à économiser, avec des toilettes sèches plutôt qu’à l’eau potable. En effet : en 2021, fin avril, Marine a transporté des tuyaux pour arroser les blés. En avril. C’est beaucoup trop tôt. Ici, dans cette partie de l’Occitanie, même parmi les agriculteurs les plus écolos, les moins invasifs, je n’ai rencontré aucun qui était contre l’irrigation.
Cultiver les gens
Longtemps Marine gonfla ses parents. Elle se réveillait la nuit pour penser qu’il ne fallait plus faire comme cela. « Il y a quelque chose qui me paraissait bizarre, je ne sais pas si c’était lié à l’actualité, mais je crois que j’ai toujours aimé réfléchir aux conséquences de mes actes. » Angoissée, elle s’interrogeait sur les impacts de son confort. Y aurait-il des gens qui en pâtissent ? « J’y pense toujours, dans notre société qui court tout le temps après l’économie, je vois encore des gens qui ont fait des supers études et qui préfèrent travailler pour Carrefour plutôt que de créer des choses, ça me rend triste. » Cependant qu’une autre crise avance, celle des hommes et des femmes, les inégalités qui se creusent, la pauvreté qui gagne et le malheur qui glace tant de gens dans l’angoisse. « Je crains la panique, les gens qui n’ont plus rien à perdre, la violence, c’est pour cela que que je veux créer quelque chose en amont pour mettre à disposition des espaces pour inventer de nouvelles choses, se regrouper, parler, créer : c’est ça le vivant, les cellules travaillent ensemble. » Cultiver les esprits et les âmes pour que les corps ne s’accrochent pas, produire de l’essence de bonheur : un itinéraire agricole original.
Relier l’âme au corps
« Qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce que ça cache, quelles sont leurs intentions ? » Les institutions, les discours, les idées brassées sur les plateaux télé, elles les trouve lointaines. « Mon rêve serait que les choses puissent se faire ensemble », en co-création, comme il faut dire aujourd’hui. « Je ne suis pas très à l’aise avec les instances qui décident pour d’autres », ce qui est tout de même le principe de tout pouvoir, en particulier dans une société démocratique. « C’est vrai, mais dans tous les milieux, même le social, des cadres décident pour les gens qui sont sur le terrain. » La tête doit penser, mais c’est le corps qui agit. Or, il n’y a pas toujours de lien entre les deux.« Oui, des fois j’ai l’impression que ce lien ne se fait pas, en tout cas, j’aimerais bien l’instaurer, par exemple ici, dans un lieu particulier, » où les cellules dialogueraient entre-elles, après s’être mises à la place de chacune. « Se taper dessus, entre conventionnel et bio, ça n’avance à rien, » avant de sortir les grands mots, commençons par essayer de penser comme celui ou celle qu’on aimerait bien voir comme notre ennemi. La vie, ce n’est pas ce manichéisme rassurant qui nie la nuance et génère de la violence. La vie, c’est la collaboration, l’entraide et le respect. Les institutions ne s’en préoccupent pas ? Elle va s’en charger.
Commentaires