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Philippe Séguy a le visage rond des adultes en qui on voit l’enfant. Un homme qui déjoue tous les clichés attachés aux éleveurs et au bio.
À La Riole, on domine un des plus puissants paysages du Tarn. La Montagne noire est dévoilée toute entière face à la ferme, son flanc percé d’éoliennes qui commencent à se voir.
L’interview intégrale en podcast
Du bio en hectares
Fils et petit-fils d’agriculteur, une lignée d’éleveurs depuis au moins la Révolution française, Philippe Séguy déjoue les pronostics : on s’attend à rencontrer un éleveur bio donc, à la tête de quelques vaches dans une ferme chiche et isolée, on découvre un grand propriétaire de 500 hectares toujours en herbes foulés par 600 vaches qui font des veaux. En 1981, du temps de son père, la ferme n’occupait que 16 ha avec quelques animaux qui produisaient du lait. Le paysage, lui, a peu changé : la vue oblige à s’asseoir.
Grasses pâtures
« J’adore faire naître, que voulez-vous… »
Le plus gros éleveur du Tarn ! « J’adore faire naître, que voulez-vous… » Philippe avoue simplement une passion de la vie qui paraît. Pour les vaches, car en ce qui concerne lui-même, il ne s’est pas plus multiplié que cela. « Je prends ce que la nature me donne. Ici, ça fait quarante ans que mes prairies n’ont pas été touchées. Elles nourrissent mes vaches, sans compléments, sans céréales. On n’achète rien. » Frais plus faibles que les concurrents, tout de même, il faut beaucoup d’animaux pour s’y retrouver financièrement. « En dessous de cent, on ne s’en sort plus. Du temps de mon père, c’était 16 ! » Depuis tout ce temps, le prix de vente n’a pas changé alors que les coûts n’ont cessé d’augmenter. « On vend au prix mondial, vu qu’on exporte pour l’engraissement, on n’a pas la main. Si je voulais fixer mes prix il me faudrait pousser mes bêtes moi-même, et les vendre directement, mais ce n’est pas mon métier, ça ne m’intéresse pas. »
Philippe aime les vaches, les prairies et les grands espaces. Sans doute aurait-il aimé faire un tour dans le Missouri ou la pampa humide d’Argentine. « Oui, ça m’aurait plu », me dit-il avec un sourire, « je compte bien y aller un jour… ». Ses broutards qu’il vend à 8 mois partent se faire engraisser dans la plaine du Pô, en Italie, le feedlot des Européens. « On ne le fait pas chez nous. D’abord c’est une spécialité italienne, ils mangent beaucoup plus de veau que chez nous, cependant, on pourrait le faire, mais il nous faudrait garder plus de céréales, » c’est-à-dire en exporter moins. « Faudrait une volonté politique pour cela, ça a été celle de l’Italie… » Engraisser les veaux par chez nous leur éviterait un long voyage que les défenseurs de la cause animale estiment synonymes de la torture. « Non, les camions ne sont plus chargés à bloc comme avant. Quant aux bateaux, faut les voir comme une stabulation flottante. » Sauf tourments diplomatiques, Philippe exporte en effet ses veaux jusqu’en Turquie.
Métamorphose en vingt ans
Philippe Séguy est une des figures du rés’eau sagne et du rés’eau sol. Il est de toutes les réunions, avec, j’ai l’impression, toujours le même pull noir. « J’ai des sols sableux, donc ils sont drainants, toutefois, mes vaches ne l’abîment pas, bien qu’elles soient dehors toute l’année. » En langage technique, il est à 1 UGB/ ha, c’est-à-dire, en gros, qu’en divisant le nombre de ses vaches par celui de ses hectares, on en arrive à environ une Limousine (qu’on peut qualifier d’Unité de gros bétail) pour dix mille mètres carrés. « Mon père faisait un peu de céréales, de maïs, de pommes de terre pour les cochons, comme son père, ensuite il est passé à la prairie, par facilité. » Ça tourne tout seul, une pâture. Depuis les années 1980, la famille Séguy n’en a retourné aucune.
Au début, M. Séguy père dut amender ses terres avec des scories d’aciéries et un mélange de phosphate naturel et de chaux venu du Maroc en début de printemps. « Certaines terres à céréales, il a fallu vingt ans pour les récupérer, pour qu’elles fassent de belles prairies » avec une herbe de qualité, drue, épaisse, composée de fleurs différentes. La fréquentation de Rhizobiòme l’a confirmé dans ses choix. « Alors qu’à l’époque mon père s’est fait éjecter de la FNSEA par son choix de tout changer, on est maintenant présentés en exemple, même dans les écoles ! Notre différence est valorisée, parce que les mentalités ont évolué : les gens se préoccupent plus des sols, de l’environnement. » Les gens savent que Philippe achète très peu d’intrants, car ses vaches ne mangent pas de compléments et à la mauvaise saison le foin produit sur les prairies. Depuis la guerre en Ukraine qui a fait exploser le budget tourteaux de beaucoup, le modèle Séguy est plus visible encore.
Le club des adorateurs de la droséra
Des vaches, du sol, de l’herbe et de l’eau, c’est tout ce qu’il faut. Me promenant en sa compagnie, Philippe me montre des endroits où la terre fait sproutch sous la botte. Comme s’il suffisait d’appuyer un peu sur la pâture pour qu’elle dégorge, l’eau sourd, imprègne, elle fait un petit miroir qui s’écoule un peu, et puis s’évapore, est réabsorbée ou rejoint, qui sait, un ruisseau. Les prairies de Philippe Séguy sont délicatement striées par ce fameux chevelu hydrographique qui constitue les têtes de réseau des bassins-versants, comme on dit à l’agence de l’eau Adour-Garonne. « J’ai cette eau-là, et puis j’ai plein de sources naturelles. Il pleut ici 1 500 mm par an… Même si ça baisse de temps en temps, je n’ai presque jamais à utiliser la tonne à eau en été. » Le Thoré qui coule en contrebas l’aide à submerger de temps à autre certaines prairies en été, mais c’est de plus en plus difficile. Ce cours d’eau comme d’autres rivières est de plus en plus « réduit », constate Philippe. « C’est pareil pour la neige. Auparavant, il neigeait deux à trois mois par an, on descendait les vaches. Aujourd’hui, on n’a plus à le faire et elles passent plus de temps dehors. » Le changement climatique n’est pas que négatif. « Il allonge aussi la période où la prairie est productive, jusqu’en hiver. C’est un avantage ; par contre, en été, c’est l’inverse. Mais globalement, pour l’instant, c’est plutôt favorable. »
Autant que ses sagnes dont se régalent ses vaches en été. Chez les Séguy, on a toujours su à quoi ça servait. Aucune n’a été drainée. « Les gens ne comprenaient pas qu’on les garde, ils disaient que ça servait à rien, que les veaux allaient s’y enterrer. » De cas rares d’animaux morts attrapés par la tourbe ou la fièvre des marais, la culture collective a fait des légendes. Coralie Golecky, l’incontournable ambassadrice des zones humides chez Rhizobiòme, a expliqué à Philippe le fonctionnement de ses sagnes, cette capacité à garder l’eau même sous la sécheresse, « une mine d’or dans notre système, » résume-t-il. Désormais, il trouve magnifique la droséra, la plante fétiche de Coralie.
La ferme va fermer
Les températures changent, oui, et alors ? On peut s’adapter. « Tout changer, non, ce n’est pas possible, mais modifier nos modes de vie, on le peut, » à condition que l’on ait encore un peu de contacts avec la nature, c’est-à-dire, avec la réalité. Or, en la matière l’inculture est générale alors que l’exode rural se poursuit : « Il y a de moins en moins de monde dans nos campagnes, de moins en moins de paysans… si ça continue, il n’y aura plus d’éleveurs. » Au moins, l’étalement urbain recule, il n’y aura pas non plus de problèmes de quantité de terres agricoles car les vieux partent en retraite alors que leurs fermes ne sont pas reprises par des jeunes qui n’ont pas envie de passer leur vie à traire des vaches. « L’élevage, c’est foutu. Ce seront de grosses sociétés, avec des gens payés à la tâche, des robots, tout ça. qui le feront, demain. » Cela lui paraît inéluctable. « Et puis il y a tout ce qu’on raconte sur le bien-être animal, moi ça me choque, car ce n’est pas ça la réalité. On n’est pas là pour faire du mal aux vaches ! » Philippe Séguy est pour l’abattage à la ferme. « Les bêtes le savent quand elles sont prêtes à mourir. C’est intuitif, on le sent. On en parle avec elles. » Il les sent, il les ressent, il communique avec elles sans avoir besoin de mots, sans avoir pour autant d’attache particulière pour toutes celles qui partent à la vente. « Les autres, qui élèvent les veaux, ce n’est pas pareil, on partage quinze ans avec elles. J’en ai gardé certaines qui sont mortes à la maison, de vieillesse. »
L’Europe et le ministre
« Aucun des gens qui parlent n’a conscience de ce qui est en train de se passer. » Sauf l’alors ministre de l’agriculture Julien Denormandie (l’interview a eu lieu en décembre 2021), qui n’a pas été mauvais selon Philippe. « Il est impliqué, son idée d’assurance récolte par exemple, c’est bien. » Philippe n’hésite pas à le comparer à Jacques Chirac, rien de moins. Le ministre Denormandie a aidé la fédération nationale des Safer à mettre en place un fonds de portage qui devrait aider les paysans à s’installer en stockant pour eux le foncier durant les années nécessaires au remboursement de leur prêt contracté pour l’achat du capital d’exploitation. « Il y a aussi la loi Foncière du député Sempastous. Ça aussi ce sont les Safer et le ministre. Avec ça, on pourrait éviter la prise de contrôle par des groupes financiers. » Votée en décembre, cette loi, soutenue par l’Europe, autorise les préfets à contester un échange de parts sociales au sein d’une société agricole par actions qui leur semblerait devoir aboutir à la mainmise de quelques-uns sur beaucoup trop de terres. « L’Europe, on vit grâce à elle, faut le dire. Bon, ce serait quand même bien que la PAC aide à relocaliser des filières de protéines, pour engraisser chez nous. » Chez lui par exemple.
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