Robert Batigne

Agriculteur retraité, Garrevaques.

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Par Frédéric DENHEZ, le 26 janvier 2023.

Robert Batigne fait partie de ces gens qui ont les yeux qui vous fixent, malgré les fortes lunettes de soleil. Casquette et chemisette, il s’assoit sur une chaise, sort un verre et commence à raconter sa vie. Une vie.

Une petite maison au bord de la route, un peu cachée par un hangar agricole. Sur un côté, il y a un grand champ tout fleuri. Derrière, une yourte. En face, on aperçoit un bâtiment en ruines où Robert a enterré ses chiens.

L’interview intégrale en podcast

Une souffrance qui rend libre

Né dans la terre, Robert Batigne n’a pas naturellement aimé ce métier qui est une tradition familiale depuis longtemps. Polyculture-élevage, fermage. « J’ai l’agriculture dans mon sang, c’est sûr, mais les relations humaines ont fait que je n’étais pas en accord avec ce métier, » ce qu’il a manifesté avec énergie lorsqu’il était ado. À l’époque, il ne se doutait pas encore qu’il existât autre chose autour de la ferme, ne voyant, ne sentant, ne foulant que la terre de ses prédécesseurs. « Je voyais mon père souffrir beaucoup, de quoi, je ne sais pas ; en tout cas, il me faisait souffrir, je suppose que c’est parce qu’il souffrait lui-même… tout était problème dans ma famille heurtée. Alors, jeune adulte, je suis parti, » habiter ailleurs, tout en continuant à faire l’agriculture. Ses filles et sa femme ne l’ont pas vu travailler, c’était quelque chose qui lui appartenait, qu’il ne voulait pas partager : il partait travailler, revenait le soir. « Après la mort de mes parents, j’ai eu la fierté de garder la ferme, sans y vivre. » C’est aujourd’hui sa fille Marine qui y loge. Sa présence réhabilite les lieux. « Elle a relié le passé… ».

Sa terre est symbole de peines non dites, il ne l’aime pas beaucoup, pourtant, elle le rend quand même heureux, parce qu’elle lui permet d’être libre de faire. La terre, le passé, les choses de la vie, Marine qui éclaire son avenir en lui faisant une lecture nouvelle de ce qu’il a vécu.

Le bio lui a souri

Chaque année, depuis toujours, c’est le même sentiment. Robert Batigne est retraité, mais ouvrier agricole tant que la transition n’est pas achevée avec Marine. Il avait quitté la ferme pour se faire embaucher ici et là. Assurance, gaz (il dit « gasse »), rien ne lui allait. Il s’est retrouvé finalement embauché neuf années durant chez un grand céréalier, où il a transformé « les boulons carrés en boulons hexagonaux: j’ai fait du compliqué alors qu’avant on faisait du simple. » C’était l’époque où le système poussait les fermes familiales aussi simples qu’immuables à devenir des exploitations modernes, intensives, pleines de nouveautés, de machines et d’intrants. « C’était le début du tournesol, la chimie, et le tracteur avec la radio, c’était ça, être unique, moderne, à l’époque. » Le machinisme faisait gagner du temps, rendait libre, pensait-on. Pendant ce temps, les parents de Robert continuaient bon an mal an à faire du veau matin et soir. « Dans les communions, ils partaient à 17 heures pour nourrir les animaux ou les traire… » Là où Robert travaillait, il était seul sur le tracteur, tranquille avec le progrès.

Il est revenu sur la ferme parentale à l’époque où son père vendit les animaux pour prendre la retraite. Nous sommes en 1989. Robert Batigne refuse de reprendre, « ça a dû le vexer, mais il ne m’a rien dit ». La transmission est une masse. Il tourne le dos alors qu’il était attendu, tout en travaillant sur la ferme… « Je payais mon fermage, j’ai acheté une partie du matériel, mais je refusais que mon père travaille avec moi. » Compliqué. Seul, car c’est ainsi qu’il veut vivre, habitant à 20 km de la ferme, il décide d’arrêter le blé dur pour produire des graines de tournesol, de concombres, de betteraves et du haricot pour le cassoulet, des cultures bien plus rémunératrices. « Je gagnais assez bien ma vie! » En 2010, il loue une vingtaine d’hectares supplémentaires qu’il a rachetés depuis. À 63 ha désormais, il n’est pas bien grand, mais suffisamment pour compenser un peu son angoisse de tout perdre à cause de l’eau, de la pluie ou de la grêle.

« J’étais très doué en pesticides, et j’avais des conseillers de qualité dans la coopérative… J’avais un bon sol, une irrigation, j’ai pensé que c’était impossible de me louper. » Pourtant, au début des années 2000, il développe un agacement progressif envers les produits qu’il pulvérise. Jusqu’à ce qu’il finisse par y renoncer. Avec sa bonne assise financière, il s’est dit qu’il pouvait prendre quelques risques. Il s’en va visiter un peuple inconnu voisin, celui des producteurs biologiques du Lauragais. « Ils étaient simples, souriants… alors qu’en conventionnel on faisait la gueule, j’ai commencé à me trouver en harmonie, d’autant qu’on commençait vraiment à parler de climat ». Il se sent, enfin, lui-même. « J’ai passé dix ans extraordinaires. » 2011, et voilà qu’il développe une maladie auto-immune avant de faire un infarctus. Le repos imposé lui laisse le temps de réfléchir, « comme un animal blessé ». En colère sur le climat et les pesticides, M. Batigne s’est senti très seul parmi des collègues qui se fichaient de tout. Il a depuis décidé d’être moins colérique.

J’ai peine à le croire : Robert a tendance à parler haut et partir fort, car il est vivant.

La fée verole

J’ai récupéré des très bons sols parce que la ferme accueillait des animaux, avec de la luzerne. Je voudrais la rendre encore plus fertile

Sa colère lui fut bonne conseillère. Après le bio, il est allé vers le non-labour et la couverture des sols. Ses terres sont des argiles profondes de grande qualité, m’assure-t-il. « J’ai récupéré des très bons sols parce que la ferme accueillait des animaux, avec de la luzerne. Je voudrais la rendre encore plus fertile ». Entendez, autofertile, afin qu’elle puisse vivre sur la bête de la matière organique, pas sur le fumier acheté à de lointains collègues. « Je ne voulais pas de camions de BRF pour fertiliser mon sol. J’ai alors planté du trèfle violet dans le blé. » Ça a marché la première année, ensuite Robert a ajouté féverole, phacélie, orge, avoine de printemps et un peu de navettes. « J’ai fait beaucoup d’essais, ce que je peux vous dire, c’est que la base doit être la féverole, environ 60 % dans les mélanges, car elle n’est pas dévorée par la limace. » La fertilité c’est de l’eau et de l’air dans le sol. Le travail du sol peut la favoriser, mais « cela libère le carbone, ce qui est paradoxal, car on en stocke avec les plantes. Que faire? On nous a dit que le labour était nécessaire, alors qu’aujourd’hui on nous dit le contraire. Or, pour moi, labourer ne serait-ce qu’une année pourrait m’aider, car ça augmenterait le rendement, » ce qui le rassurerait. Quoi qu’il en soit, le métier reste trop lourd. La transmission pèse, freinant le changement. « c’est pour cela qu’il faut des jeunes, venus de milieux différents. » Du théâtre par exemple, celui de Marine-la-conteuse.

Le plus beau réseau du monde

« Il faut se le dire: on a ici le plus beau réseau d’irrigation au monde. » Je le crois sur parole. Grâce au barrage des Cammazes, constitué en priorité pour produire de l’eau potable et abreuver le réseau des voies navigables, il arrose ses champs quand il veut et sans effort : l’eau s’écoule, sans pompe, attirée par la pesanteur. « C’est inouï… » Comme il avait de l’eau disponible, il a pu se lancer sans risques dans ses cultures à haute valeur ajoutée. « Pourtant, tous les lacs colinéaires ont été délaissés, parce qu’on ne s’en est plus occupés. Nos cultures rendaient beaucoup, on n’y a pas pensé. Il faut s’en occuper à nouveau. » Peut-être construire de nouveaux barrages. À moins d’utiliser mieux ces retenues qui n’en sont pas, les fossés. « Quand ils se remplissent lors des grandes pluies, leur eau, finalement, s’écoule vers la mer. Pourquoi on ne la garde pas dans les périodes excessives, tout en laissant un débit minimal? »

Une autre chose serait de moins exporter le maïs, qui n’est jamais que de l’eau cachée. « Si on fait pousser des céréales avec de l’eau d’un pays, ce serait mieux de les consommer dans ce même pays, non? »  Ce serait correct également de ne plus taper sur les agriculteurs : ils répondent à la demande des industriels, du public, alors ils arrosent le maïs en plein été, et puis, ce n’est pas eux qui fabriquent les produits chimiques, et il y a d’autres pollueurs. Nous, par exemple, les villes, nos médicaments et nos cosmétiques.

Le retour du papillon

Longtemps a-t-on cru que l’on pouvait tout manipuler, la nature, l’eau, les sols, les semences et les animaux. « On nous a demandé de le faire, en nous demandant de faire des rendements, on a même réussi à exporter, chose qui était impensable avant, et maintenant on nous accuse d’être responsables de la crise écologique, ça ne va pas. » Cette crise, cela fait vingt ans qu’il la voit. « J’ai eu une grosse alerte en 2003, avec la sécheresse. J’avais beau avoir l’irrigation, des cultures bien établies, elles n’ont pas produit… » Robert a compris que l’humanité ne pouvait plus agir, que le climat s’était emballé, et qu’il allait désormais falloir vivre avec. « Chaque année je vois des records, c’est comme ça. Gamin, j’ai connu de grandes gelées, aujourd’hui ce sont des mois de juillet très pluvieux. » Il fait quand même assez peu confiance à sa mémoire : « ce que je vois, c’est le climat ou bien des cycles dont je n’avais pas conscience? » Il fait par contre un lien direct entre l’interdiction des néonicotinoïdes et le retour des papillons sur ses champs. « C’est là où je vous dis que les industriels mentent. Ils nous avaient dit que c’était sans danger, et vous voyez»

Les champs aux gens

Le syndicat majoritaire n’est pas son préféré. Il fallait cotiser, il n’avait pas le choix, il en a eu marre quand il s’est mis au bio. « Je n’ai adhéré à aucun autre syndicat, je crois que le fonctionnement humain n’y est pas bon. Tous les syndicats ont défendu les prix bas ». Les coopératives n’ont pas plus de succès auprès de lui : il les trouve trop éloignées des paysans. « Ce qui me fait le plus mal au cœur, c’est que les agriculteurs sont malheureux, parce que tout va trop vite. Nous sommes des artisans, qui utilisent du vivant, on ne peut pas être des industriels! On ne peut pas aller plus vite que le vivant ». L’accélérateur c’est la course au prix bas, le frein, les agriculteurs sont incapables d’appuyer collectivement dessus. Robert aime bien la confédération paysanne, sans avoir pris sa carte ; il aime les petites structures, les réseaux locaux d’agriculteurs. « Faut qu’on arrête de regarder en arrière, de se plaindre, de se mettre en victime, ce que fait la FNSEA» L’inertie des grosses structures les prive de sentir le sens du vent, leur lourdeur les rend trop lentes pour avancer. 

Robert a une autre idée, bien structurée :  « je pense qu’on ne peut plus être propriétaire de la terre, les champs devraient appartenir aux gens. » La société devrait avoir son mot à dire sur l’usage des sols, elle louerait les terres aux paysans et renouvellerait les baux si certains critères ont été respectés. Alimentaires, notamment. « On ne peut pas, en tant qu’agriculteur, vendre des produits mauvais aux gens. On ne peut pas nourrir un humain avec un légume sans nutriments et plein de pesticides, ce n’est pas possible! » Il faudrait un étiquetage spécial, qui n’existe pas. Il serait triangulaire, nutritif, social et écologique. Une étiquette à trois bandes, un billard qui chasserait de nos rayons « les aliments qui font semblant ».

Si j’étais…

une terre

le permafrost, une terre ancienne

un sol

argileux

un animal

une hirondelle, on ne lui tire pas dessus

un truc qui vit dans le sol

la fourmi, laborieuse, à l’esprit d’équipe

une culture

le tournesol

un paysage

voir l’horizon depuis un peu de hauteur, la Provence, le calcaire

un pays

la France, sans les Français

une pluie

d’orage, en été, la bulle qui se forme sur la poussière

une température

20°C

une lumière

le crépuscule, on peut enfin se poser

un métier

garde-forestier, garde-chasse

un label

bio, car contre la chimie

une idée

faire attention aux autres

une loi

interdire de gagner de l’argent sur un produit néfaste

une célébrité

Nicolas Hulot

une odeur

la pluie d’été

un goût

l’amertume

un repas

fait avec des produits de la terre, avec des gens qui rigolent autour

un bruit

doux, le vent dans les arbres

une date

demain

une crainte

un bruit sec, fort, le cri d’un gamin

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